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Les oubliés de l’île Saint-Paul

En 1930, six hommes et une femme employés par La Langouste française acceptent de garder une île de l’océan Indien dans l’attente de la prochaine campagne de pêche. Mais la relève n’arrive pas et ils sont livrés à eux-mêmes pendant neuf mois, sans ravitaillement. Les témoignages laissés par les oubliés de l’île Saint-Paul en disent long sur le calvaire vécu sur cette terre perdue entre la pointe sud de l’Afrique et l’Australie.

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©F. Letourmy

La Langouste française

Henry et René-Émile Bossière sont issus d’une famille de négociants normands originaire du Havre. Armateurs et aventuriers dans l’âme, ils développent leurs activités économiques dans l’Hémisphère Sud, sur les terres australes françaises.

Les deux hommes ont l’autorisation d’y exploiter les ressources terrestres et maritimes. Après une tentative sur Kerguelen, ils s’installent plus au nord, sur l’île Saint-Paul. L’île est un caillou désertique de 8 km2, battu par les vents glacés des 40e rugissants.

Ils y établissent une industrie baleinière. L’huile de baleine et autres mammifères marins servait pour l’éclairage des lanternes jusqu’au tout début du XXe siècle. Mais l’avènement des lampes à incandescence sonne le glas de la production.

Qu’à cela ne tienne ! Ils changent leur fusil d’épaule en découvrant un gisement de langoustes autour de Saint-Paul. Les techniques de conservation s’étant considérablement améliorées, l’expédition des crustacés vers la France peut rapporter gros. Ils lancent La Langouste française.

La première campagne se déroule de novembre 1928 à mars 1929, pendant l’été austral. Des Bretons sont recrutés : ils connaissent le milieu de la pêche et ont de l’expérience en conserverie. Des Malgaches, main-d’œuvre à moindre coût, sont associés à l’aventure.

À l’issue de la deuxième campagne, en mars 1930, sept recrues acceptent de rester à Saint-Paul. Six hommes – cinq Bretons et un Malgache – et une femme enceinte qui craint le trajet retour vers le Finistère surveilleront le matériel pendant les trois mois d’hiver. Les gardiens seront ravitaillés sous peu lorsque le navire et les pêcheurs seront de retour sur l’île.

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Conserverie ©Ouest-France.fr

Le calvaire des gardiens

De retour en France, les frères Bossière font faillite et les banquiers prennent le contrôle de leur société. L’objectif principal est de relancer une activité et de renflouer les caisses. Personne ne se soucie des gardiens de Saint-Paul.

Sur place, Louise Le Brunou donne naissance à une fille, Paule. La petite ne survit pas. Louise prépare alors une lettre pour informer ses parents en Bretagne. Elle compte la transmettre à l’équipe du bateau ravitailleur qui devrait arriver bientôt. Le temps passe et l’horizon reste vide.

Il faut supporter les vents glacés et s’abriter du mieux possible de la violence des éléments. Les gardiens sont durs au mal. Il y a bien une radio sur l’île, mais ils ne savent pas l’utiliser, ou elle ne fonctionne plus. Et d’ailleurs à quoi bon ? Le temps se fait long, mais le bateau ne devrait plus tarder.

Au milieu du mois de juillet, Manuel Puloc’h tombe malade. Sans médecin sur place, il est difficile de poser un diagnostic. Ses membres gonflent les uns après les autres, les organes internes sont touchés et la douleur devient insupportable. Un livre de médecine leur apprend qu’il souffre du scorbut.

La maladie est la conséquence du manque de produits frais et donc de vitamine C, peut-être aussi de conserves de viande avariée. Rien ne pousse sur l’île, les gardiens n’ont d’autre choix que de continuer à consommer les aliments qu’ils ont encore à disposition.

Manuel meurt peu de temps après. François Ramamonzi s’éteint au mois d’août. Victor, l’époux de Louise, succombe en septembre. Tous ont souffert du même mal.

Pris de panique, Pierre Quillivic décide de s’enfuir en canot. Il pense que c’est la seule solution pour échapper au calvaire. Il revêt le costume que lui a brodé sa mère et disparaît. Son corps ne sera jamais retrouvé.

Ils ne sont plus que trois sur l’île : Louise, Louis Herlédan et Julien Le Huludut. On imagine l’angoisse dans laquelle ils sont plongés. Combien de temps avant que l’un d’entre eux ne tombe malade ? Les a-t-on abandonnés ? Un bateau viendra-t-il à leur secours ?

Le 6 décembre 1930, neuf mois après le début de la mission d’hivernage, un bateau arrive pour la nouvelle campagne de pêche : l’équipage découvre alors les rescapés exténués, et leur cimetière. Les trois Bretons ont survécu.

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©A. Lamielle

L’île maudite

Louis décide de rentrer en France, mais Louise et Julien signent pour la nouvelle campagne. Louise reste auprès de sa fille et de son mari dont elle souhaiterait rapatrier les corps. Elle et Julien ont besoin d’argent. La vie en Bretagne au début du XXe siècle est difficile pour ceux qui ne sont pas bien nés. Ils doivent gagner un salaire avant de repartir.

Hélas, l’histoire n’est pas terminée. Une nouvelle épidémie frappe l’équipe engagée pour la troisième saison. Cette fois, ce n’est pas le scorbut, mais le béribéri, causé par un déficit en vitamine B1. Trente-trois décès sont recensés parmi les Malgaches. C’est la fin de l’exploitation de Saint-Paul.

L’île est considérée comme maudite et elle ne sera plus habitée.

Le scandale éclate en France avec le retour des trois survivants. Leurs témoignages enflamment les journaux. Tout le monde s’indigne du calvaire que les Bossière ont fait subir à leurs employés. On demande réparation.

Les trois oubliés portent plainte et s’engagent dans un long procès qui dure six années. La société créée par les armateurs havrais est finalement reconnue coupable de négligence et les victimes doivent être indemnisées. Déclarée en faillite, celle-ci ne versera pas un centime à Louise, Louis ou Julien.

Les oubliés de l’île Saint-Paul ont marqué l’histoire de ce territoire méconnu. De nos jours, personne ne peut y débarquer sans autorisation. Le Marion Dufresne, navire qui ravitaille les terres australes, s’en approche lors de ses rotations entre les districts de Kerguelen et d’Amsterdam, mais seuls les scientifiques missionnés peuvent poser pied à terre. Aujourd’hui, la nature y a définitivement repris ses droits.

Anne-Claude Jaouen

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