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Matthias Sindelar : entre football et Histoire

Voilà un nom que les amoureux du football du XXIe siècle ne connaissent pas forcément : celui de l’Autrichien Matthias Sindelar, pourtant l’un des plus grands talents que le monde du ballon rond ait portés, consacré « meilleur sportif autrichien du XXe siècle » en 1999. Mais, malgré sa classe, sa technique et sa virtuosité balle au pied, il a eu la malchance de vivre à une époque où les plus grandes compétitions de football et ses récompenses individuelles naissaient à peine ou n’existaient pas encore (la Ligue des champions et le Ballon d’or par exemple), dans ces années 1930 qui ont vu débuter l’un des moments les plus sombres de l’Histoire, avec la montée du fascisme et du nazisme en Europe. Matthias Sindelar : entre football et Histoire, ou quand le destin tragique d’un joueur de football d’exception percute celui de la grande Histoire.

Matthias Sindelar : entre football et Histoire - Le blog du hérisson
©Wikimedia Commons

L’un des plus grands joueurs de l’histoire du football

• Une jeunesse difficile

Matthias Sindelar naît le 10 février 1903 dans la région tchèque de Moravie qui fait alors partie de ce qui se nomme à cette époque l’Autriche-Hongrie. De condition très modeste, ses parents, ses trois sœurs et lui déménagent bientôt pour s’installer à Vienne, la capitale de l’Autriche. La petite famille réside dans le quartier du Favoriten, l’un des quartiers les plus pauvres et miséreux de la ville, où se massent ouvriers et émigrés. Son père est maçon et travaille dans une briqueterie, sa mère blanchisseuse. Le petit Matthias découvre le football en jouant avec ses copains, pieds nus, dans les rues de ce quartier surpeuplé.

Puis, la Première Guerre mondiale éclate en 1914. Son père, Jan, est tué en 1917. Matthias Sindelar a 14 ans : il devient alors le chef de famille, et son talent de footballeur ne va pas tarder à exploser.

• « Der Papierene », la naissance d’un talent pur

Tout en même temps qu’il commence à travailler pour aider sa famille à se nourrir, il intègre l’équipe du Hertha Vienne, à une époque où le football est encore amateur. C’est dans ses rangs qu’il glane son premier surnom, celui qu’il conserve toute sa carrière, « Der Papierene », l’homme de papier. Tout d’abord, parce qu’il a un physique chétif, une apparence plutôt malingre que la pauvreté de sa condition sociale initiale lui aura laissée. Mais surtout parce qu’il est si doué avec le ballon, si technique, si agile, qu’il s’infiltre sans difficulté au sein des défenses adverses, même dans des espaces si réduits que l’épaisseur d’une feuille de papier ne passerait pas. Enfin, ce sobriquet évoque aussi, malheureusement, sa fragilité physique. En 1923, il se blesse très gravement au genou. Sa carrière paraît mourir avant qu’elle n’ait vraiment décollée d’autant plus que, dans de graves difficultés financières, son club du Hertha Vienne est dans l’obligation de licencier une partie de son effectif, à une époque où est mis en place le football professionnel en Autriche, une première sur le continent européen. Sindelar fait évidemment partie du lot. Il retourne alors à son métier de serrurier. Le rêve semble passé.

Pourtant, un an plus tard, il rejoint les rangs de l’Austria de Vienne, l’un des plus grands clubs autrichiens que supporte le médecin qui l’a convaincu de se faire opérer du genou. Sous les couleurs du club de la bourgeoisie juive de la capitale, Sindelar écrit sa légende. Ses dribbles, ses feintes irrésistibles font de lui l’un des joueurs les plus spectaculaires et populaires de son époque. Le roi Pelé, bien des années plus tard, dira même de lui :

Il y avait du Garrincha avant l’heure dans son dribble

comparant ainsi le stratège autrichien au génial brésilien double champion du monde. Sindelar, qui évolue tantôt comme attaquant de pointe, tantôt comme meneur de jeu, est une sorte de « 9 et demi » avant l’heure et marque environ 600 buts en 700 matchs avec l’Austria de Vienne. Il remporte 6 coupes d’Autriche (en 1924, 1925, 1926, 1933, 1936 et 1937), deux championnats d’Autriche (en 1924 et 1926) ainsi que 2 Coupes Mitropa, nom donné à une Coupe d’Europe centrale réunissant à l’époque des clubs de cette partie de l’Europe (en 1933 et 1936).

• Le « Mozart du football », la reconnaissance internationale sous le maillot de la Wunderteam autrichienne.

Toutefois, c’est sous le maillot de l’équipe d’Autriche qu’il intègre dès 1926 que Sindelar devient une star incontestée et incontestable du football mondial. L’Autriche compte dans ses rangs de nombreux joueurs très talentueux, dont le gardien Rudi Hiden, et Sindelar en est l’étoile, le joyau. Dès sa première sélection, il marque, pour une victoire 2-1 face à la Tchécoslovaquie. Le jeu pratiqué par la sélection autrichienne est à l’exact opposé du football direct prôné à cette époque outre-manche. Au contraire, il est fait de passes courtes et d’un sens du collectif affuté, sorte de précurseur au « football total » néerlandais des années 1970. L’équipe d’Autriche devient alors l’une des plus formidables sélections de l’histoire, surnommée la Wunderteam, « l’équipe merveilleuse ». Et pour cause : entre 1931 et 1934, elle ne perd qu’un seul de ses 31 matchs pendant lesquels elle marque 101 buts et atomise les meilleures sélections européennes : l’Ecosse, qui n’avait jamais perdu contre une équipe du continent, est balayée 5-0. L’Allemagne, à Berlin, est ridiculisée 6-0. Un match retour a lieu quelque temps plus tard à Vienne, le score est une nouvelle fois sans appel : 5-0 pour la Wunderteam, avec 3 buts et 2 passes décisives de Matthias Sindelar. Il en marque 3 autres pour 5 passes décisives lors d’une victoire 8-2 contre la Hongrie en 1932. Sindelar marche sur l’eau, récite une mélodie artistique au génie si foudroyant qu’on le surnomme bientôt le « Mozart du football ». Et l’Autriche emporte tout sur son passage : la Suisse (8-1), la Suède (4-3), la Belgique (6-1), l’Italie (2-1) ou encore la France (4-0). En décembre 1932, seule l’Angleterre, à Wembley, résiste à la furia autrichienne avec une victoire 4-3, avant de s’incliner toutefois à son tour 2-1 à Vienne. La Wunderteam est la meilleure équipe du monde et Sindelar le meilleur joueur de la planète.

Un destin brisé par l’époque troublée des années 1930

• La Coupe du Monde 1934, le rêve envolé de la Wunderteam

Qui d’autre que cette fantastique équipe d’Autriche pourrait donc remporter la Coupe du Monde 1934 ? Celle-ci semble promise à Sindelar et ses coéquipiers dont il s’agit de la première participation. L’Autriche n’a en effet participé ni aux Jeux Olympiques de 1928 (réservés aux amateurs alors que les footballeurs autrichiens sont professionnels depuis 1924), ni à la première Coupe du Monde de 1930, renonçant à un long et coûteux voyage vers l’Uruguay où se déroule la compétition. 

Mais, en 1934, alors que la Wunderteam et Sindelar n’ont jamais été aussi forts, l’Histoire vient se mettre en travers de leur chemin. En effet, la démocratie en Autriche a pris fin en 1933 et, en février 1934, une guerre civile éclate dans le pays, faisant de nombreux morts. Elle débouche sur l’instauration d’un régime fasciste local qui restera au pouvoir jusqu’en 1938. Lorsque débute la Coupe du monde 1934, les joueurs de l’équipe d’Autriche sont épuisés par cette guerre civile et n’arrivent donc pas dans les meilleures conditions dans l’optique d’aller soulever le trophée Jules-Rimet. D’autant plus que cette édition est organisée par l’Italie fasciste de Benito Mussolini. A cette époque où la propagande d’Etat se sert de tous les moyens à sa disposition pour prouver la supériorité de son idéologie, cette Coupe du Monde est une magnifique vitrine pour le « Duce » : le fascisme doit gagner ! Lorsqu’arrive la demi-finale qui oppose justement l’Italie à l’Autriche, le « Mozart du football » et les siens vont en faire l’amère expérience. Dès la 5e minute, Sindelar s’échappe, dribble de nombreux adversaires et se présente seul face au gardien italien. Mais un défenseur le rattrape finalement et lui fracasse le genou ! Néanmoins, l’arbitre ne siffle même pas pénalty. Ce n’est qu’une seule des nombreuses actions litigieuses de cette rencontre qui voit l’Italie l’emporter 1-0, sur un but là aussi très contestable. A l’instar des autres équipes légendaires du football que sont la Hongrie de 1954 et les Pays-Bas de 1974, la Wunderteam autrichienne est une reine sans couronne. Matthias Sindelar totalise 43 sélections nationales pour 27 buts.

• Sindelar face au nazisme et à Adolf Hitler

L’histoire de l’Autriche devient malheureusement de plus en plus sombre. En 1938 a lieu l’Anschluss, première étape qui amènera au déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. C’est par ce terme allemand signifiant « réunion » ou « rattachement » que l’Allemagne nazie et son dirigeant d’alors, Adolf Hitler, nomment l’annexion de l’Autriche au IIIe Reich. L’Autriche n’est par conséquent plus un Etat indépendant mais une simple province de l’Allemagne, l’Ostmark (« la marche de l’Est »). Ce faisant, la politique antisémite mise en place là-bas dès 1933 est également installée dans cette nouvelle province. Elle s’applique aussi au monde du football et prévoit que tous les personnels juifs des clubs (joueurs, personnels administratifs ou dirigeants) doivent quitter leur poste. Et c’est justement le cas du président de l’Austria de Vienne, Michl Schwarz, qui est démis de ses fonctions. Les joueurs reçoivent l’interdiction officielle de rentrer en contact et de parler avec lui ou toute autre personne de confession juive. Matthias Sindelar n’hésite alors pas à prendre la parole et à faire savoir à son ancien président :

Moi, Monsieur, je vous saluerai toujours

Premier acte courageux de cet homme, qui en tant que star, est trop populaire pour être inquiété.

Puis, le 03 avril 1938, un match se déroule dans le stade du Prater de Vienne. Surnommé l’Anschlusspiel, le « derby de la réunification », cette partie a un unique but pour les dirigeants nazis qui l’organisent : promouvoir l’annexion autrichienne à l’intérieur de ce grand « espace vital » désiré par son Führer tout en ravissant et apaisant le peuple autrichien. Elle oppose donc l’Allemagne à l’Autriche qui n’existe en réalité plus et dont tous les joueurs deviennent par conséquent sélectionnables dans la Mannschaft, à quelques mois de la Coupe du Monde en France. Et Sindelar se met une nouvelle fois en évidence. En tant que capitaine, il refuse de porter le maillot distribué par les officiels pour son équipe et pose la condition, pour monter au jeu, d’être recouvert du maillot national autrichien : il obtient gain de cause. Mais il ne s’arrête pas là. Le match étant une œuvre de propagande, on impose aux Autrichiens, bien supérieurs aux Allemands, le scénario. Les deux équipes doivent se quitter sur un score nul qui contentera les 60 000 spectateurs venus se masser dans le stade et, surtout, les dignitaires nazis présents aussi dans les gradins, Adolf Hitler en tête. Un 0-0 serait parfait.

Pendant 78 minutes, la Wunderteam joue le jeu. Toutefois, c’est le moment que choisit Matthias Sindelar pour s’emparer de la balle et aller donner l’avantage à son équipe : 1-0 ! Le « Mozart du football » s’empresse alors d’aller fêter joyeusement son but devant les dignitaires nazis en exécutant quelques pas de danse. La légende de ce footballeur résistant au nazisme et à Hitler est née. L’Autriche ajoute même un deuxième but qui scelle sa victoire tout en humiliant les responsables nazis. Sindelar, quant à lui, refuse ensuite de jouer la Coupe du Monde 1938 sous les couleurs de l’Allemagne. C’est son dernier match avec l’Autriche.

• Un destin tragique

Alors, au-delà de ces faits qui sont véridiques et incontestables, demeureront toutefois toujours des incertitudes quant aux réelles motivations de Matthias Sindelar. Sans doute a-t-il plus agi dans le but de montrer son mécontentement face à cette mascarade de match et à la disparition de l’Autriche sportive que pour réellement s’opposer au nazisme et à l’antisémitisme en tant que tels. Et il serait sans doute faux de penser que ses actes ont eu des motivations purement politiques et religieuses.

On a souvent également écrit que Matthias Sindelar était juif ou avait des origines juives, en faisant ainsi de lui un symbole de la lutte face à l’antisémitisme nazi et à la si proche Shoah qui tuera 6 millions de Juifs entre 1942 et 1945. Il est toutefois difficile de croire à cette thèse. En effet, avec l’Anschluss de 1938 et toute star si populaire qu’il soit, celui qui est également surnommé « Sindi » n’aurait pas eu l’autorisation de continuer à jouer au football ni ne se serait vu proposer une place dans les rangs de l’équipe de l’Allemagne nazie s’il avait vraiment été juif. De plus, à l’été 1938, il rachète un café dans son quartier de Vienne, Favoriten, café qui est aryanisé, ce qui tend à faire penser que, s’il a eu des origines juives, Sindelar les a bien cachées.

Restent alors le courage des actions de l’homme, qui est manifeste. Son refus de participer à la Coupe du monde 1938 sous le maillot de l’Allemagne est sans doute la marque qu’il n’appréciait pas le régime nazi et ne voulait aucunement être récupéré à des fins de propagande. Ces raisons sont plutôt éloignées des arguments officiels qu’il donne pour décliner l’offre, à savoir un âge trop avancé et un corps vieillissant. Est-ce alors ce refus qui a fait basculer la vie de Matthias Sindelar ? En effet, il est très vite surveillé par la Gestapo et fiché comme sympathisant juif et social-démocrate. Vivant de manière de plus en plus recluse avec sa nouvelle compagne, Camilla Castagnola, Italienne et juive, il est finalement retrouvé sans vie avec elle le 23 janvier 1939 dans l’appartement de cette dernière. Tous deux ont été intoxiqués au monoxyde de carbone. Matthias Sindelar n’avait pas encore 36 ans. A partir de là, le doute subsiste : est-ce un accident ? Un suicide ? Un meurtre ? Vu l’époque et les méthodes utilisées à ce moment par la Gestapo pour réprimer les opposants, cette dernière possibilité n’est nullement inenvisageable. D’autant plus que certaines sources font état que, ayant trouvé le compte-rendu de son autopsie, des journalistes ont révélé que le niveau de monoxyde de carbone retrouvé dans son sang était insuffisant pour le tuer. Mais la Gestapo est alors arrivée pour s’emparer du dossier et le faire disparaître, laissant ainsi pour toujours ouverte la question du destin tragique qu’a connu l’un des plus grands footballeurs du XXe siècle.

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La tombe de Matthias Sindelar, dans le cimetière Central de Vienne ©Wikimedia Commons

En fin de compte, on retiendra surtout que, le jour des funérailles de Matthias Sindelar à Vienne, un cortège de 15 000 personnes endeuillées brave l’interdiction nazie de l’accompagner jusqu’à sa dernière demeure. Preuve incontestable de sa popularité et de l’importance qu’il avait dans le cœur de tous les Autrichiens et de tous les Viennois, qu’il ait ouvertement voulu résister à l’Allemagne nazie ou non. Aujourd’hui, la rue où il a vécu porte son nom, la Sindelarstrasse. D’ailleurs, au cimetière central de Vienne, sa tombe est érigée non loin de celles d’autres monuments autrichiens : celles des musiciens Beethoven, Strauss, Brahms ou encore Schubert. Rien de plus normal et symbolique pour celui qui restera à tout jamais dans l’histoire le « Mozart du football ».

Johann Sonneck

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