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Au bout de mes rêves : un voyage des sens

L’exposition d’art contemporain Au bout de mes rêves joue avec votre esprit mais surtout avec votre perception. Étant moi-même une grande rêveuse, j’ai eu envie de vous partager mon ressenti sur cette exposition, qui je vous l’avoue m’a beaucoup troublée, Au bout de mes rêves : un voyage des sens. J’ai aussi eu l’envie de vous en apprendre davantage sur l’institution du Tripostal de Lille car son histoire permet de mieux saisir l’univers dans lequel évolue les œuvres et ainsi de mieux les comprendre.

Au bout de mes rêves : un voyage des sens - Le blog du hérisson
©Hauts-de-France Tourisme

Tout d’abord un peu d’histoire : qu’est ce que le Tripostal de Lille ?

Depuis le projet culturel « Lille 2004, Capitale Européenne de la Culture » le Tripostal est dédié aux expositions d’art contemporain à Lille. Projet qui lui a permis de réchapper à une destruction programmée. Il s’est alors imposé comme un lieu majeur de la création d’art contemporain de par sa surface d’exposition (6000 mètres carrés) qui confère aux artistes une liberté scénographique quasiment totale.

Mais à sa création dans les années 1950, le Tripostal était tout simplement le centre de tri de courriers de la métropole lilloise.

Le Tripostal possède un statut un peu particulier car il est reconnu en tant que musée mais aussi en tant que salle polyvalente ce qui lui accorde le droit d’y réaliser des concerts par exemple.

C’est un lieu de vie où des festivités sont organisées tout en étant un espace d’accueil pour l’art contemporain. La parfaite rencontre entre les plaisirs de la vie quotidienne et l’intérêt pour l’art.

Au bout de mes rêves : la rencontre entre un lieu riche en culture et un passionné d’art contemporain, Walter Vanhaerents

Ainsi il nous faut préciser que l’exposition Au bout de mes rêves a pu être réalisée en collaboration avec la Vanhaerents Art Collection située à Bruxelles.

Cette collection est composée de plus de 75 œuvres. Sa naissance remonte aux années 1970, lorsque le père de la famille Vanhaerents, Walter, commença à rassembler ses premières œuvres d’art contemporain. Celui dont les goûts ont parfois été raillés dans le passé, est aujourd’hui à la tête de l’une des collections les plus prestigieuses du monde.

C’est une collection privée qui appartient au belge Walter Vanhaerents, constituée depuis plus de quarante ans avec l’aide de ses enfants Els et Joost, tous trois passionnés pour l’art avant-gardiste et anti-conventionnel. Témoignage de l’existence de fervents défenseurs de l’art contemporain qu’ils voient comme un moyen d’expression culturelle.

La Vanhaerents Art Collection se veut être une rampe de lancement pour les artistes d’art contemporain qu’ils soient très connus (comme Andy Warhol) ou inconnus du grand public.

La diversité culturelle et artistique des artistes est au rendez-vous. Les formats des œuvres sont eux aussi très nombreux : de la peinture, à la sculpture en passant par la photographie ou encore la vidéo, dans cette exposition l’ensemble de nos sens est en éveil et émerveillement permanent.

Là où certaines œuvres se voient immersives, d’autres au contraire sont plus propices à l’introspection. Mais quoi qu’il en soit, chacune des œuvres permet à tout visiteur de réfléchir sur les thématiques du monde dans lequel il évolue et ainsi d’établir un véritable dialogue avec l’œuvre.

Présentation de quelques œuvres de l’exposition qui m’ont plus particulièrement touchées

Tout d’abord il me paraît important de préciser quelque chose dont j’ai pris conscience à mesure de mes visites au sein de différents musées et expositions mais aussi je le pense avec la maturité. Ma professeur d’histoire et théories des arts lors de ma première année de classes préparatoires littéraires lorsqu’elle présentait les institutions muséales nous avait dit ceci :

Gardez bien en tête que la scénographie d’un musée fait partie de l’œuvre, c’est-à-dire la façon dont les œuvres occupent l’espace, la façon dont elles sont disposées ou encore le chemin de visite que le spectateur est incité à prendre.

En effet la façon dont les œuvres sont disposées n’est pas due au hasard, elle relève de choix réalisés par les commissaires d’exposition et qui sont dès lors obligatoirement orientés vers telle ou telle idée que ces derniers ont envie de faire passer aux spectateurs. Ainsi, il est important à mon sens, de réaliser un questionnement de l’environnement d’une exposition et envisager le rapport à l’espace muséale comme une partie de l’exposition en elle-même. Cela étant dit, revenons ensemble sur quelques œuvres de l’exposition qui ont particulièrement attiré mon attention.

► David Hockney, The Arrival of Spring in Woldgate, East Yorkshire 29 January, 2011

Cette œuvre est un dessin numérique imprimé sur quatre feuilles de papier montées sur quatre feuilles de dibond (panneau composite aluminium).

David Hockney est né en 1937 à Bradford au Royaume-Uni. Il est l’un des artistes les plus importants du XXe siècle. Ses peintures caractéristiques sont celles de paysages mathématisés et géométriques. Depuis 2009, il les réalise à l’aide d’une application numérique.

Ce tableau fait d’ailleurs partie d’une série d’œuvres que l’artiste a créé sur l’application et qui ont ensuite été transcrites par cette dernière sous la forme de dessins. L’ensemble de ces tableaux se concentre sur les changements saisonniers du comté du Yorkshire, lieu de construction de l’auteur.

Ce tableau peut nous évoquer le printemps, par la présence importante d’un vert vif, symbole de l’espoir et du renouveau.

L’aspect fumé et géométrique de ce tableau peut aussi nous faire penser au style impressionniste.

J’ai de suite été attirée par ce tableau de par la luminosité et la clarté qu’il dégageait, en effet, il a, à mon sens, une force d’attraction sur son spectateur. Tout comme les tableaux impressionnistes, de près il ne semble que peu signifiant. Cependant si l’on prend du recul, on voit la nature se dessiner sous nos yeux. Ce long chemin donne au spectateur un aspect de profondeur au tableau, et nous donne envie d’y entrer pour découvrir plus en détail le village qui se dessine au loin.

On peut interpréter ce besoin de recul nécessaire à la compréhension de l’œuvre, comme une volonté pour l’auteur de nous amener à prendre du recul sur notre monde. Monde qui peut parfois nous sembler incompréhensible. Ainsi afin de mieux comprendre le monde dans lequel nous vivons, il faudrait alors prendre du recul et revenir à ses fondements qui sont entre autres la nature. On peut alors en filigrane y percevoir une revendication écologique de l’auteur.

La technique utilisée est aussi très intéressante à analyser. A l’heure où l’intelligence artificielle et les nouvelles technologies envahissent notre quotidien et que ces dernières sont parfois dénoncées comme aliénantes pour l’être humain car provoquant chez lui une perte de savoir-faire et d’autonomie, l’auteur semble nous délivrer une tout autre vision des choses. Hockney a recours à une application, Brushes, permettant de traduire ses réflexions en dessin, en ce sens l’intelligence artificielle ne serait qu’un moyen permettant la création artistique et non une perte de savoir-faire pour l’artiste qui reste le créateur de l’œuvre. A travers ses œuvres, Hockney nous montre une autre utilisation de l’intelligence artificielle qui peut être bénéfique.

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©Mélusine Aquilotti

► Ivan Navarro, Kickback, 2016

Si vous cherchez des œuvres qui vous feront perdre vos repères spatiaux alors vous êtes au bon endroit !! Les œuvres du chilien Ivan Navarro vous donneront une impression de profondeur illimitée, un pari osé pour des œuvres de seulement quelques centimètres d’épaisseur. Cela est possible grâce à une technique de réverbération des néons sur les miroirs.

Ivan Navarro est né en 1972 à Santiago. Il a donc grandi durant la période de dictature militaire d’Augusto Pinochet qui s’est étendue de 1973 à 1990. Son travail porte donc sur les changements de la vie quotidienne que l’instauration de ce régime a pu provoquer ainsi que ses atteintes sur les droits de l’homme. Régime autoritaire avec une politique de privatisation et néolibérale menée par les « Chicago Boys », développée dans la lignée des idées de l’économiste américain Milton Friedman. Les « Chicago Boys » étant un groupe d’économistes chiliens des années 1970 diplômés de l’Université de Chicago. Ce régime est aussi à l’origine de nombreuses condamnations à mort et de tortures.

Lorsque l’on observe l’œuvre, on a l’impression que l’expression « kickback » est répétée à l’infini, comme au sein d’une boucle étant donné que l’œuvre a un format circulaire.

On peut penser que cette expression est en référence à son opposition envers la dictature militaire de Pinochet car une des traductions françaises de « kickback » est vengeance.

Comme si cette expression fonctionnait comme un leitmotiv pour cet homme qui a souffert et qui a vu souffrir ceux qu’il aime autour de lui à cause du régime.

D’ailleurs le fait que cette expression soit répétée en boucle au sein de l’œuvre donne au spectateur qui la contemple l’impression qu’elle résonne dans sa tête. C’est alors une expérience qui mobilise plusieurs sens : l’ouïe et la vue.

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©Mélusine Aquilotti

► Yoshitomo Nara Dogs from your Childhood 1998

Yoshitomo Nara est né en 1959 à Hirosaki au Japon. Il souhaite s’émanciper du traditionnel art figuratif pour aller vers quelque chose qui est plutôt de l’ordre pop.

Ses œuvres s’intéressent aux perceptions et aux souvenirs d’enfance qui paraissent effacés à l’âge adulte mais qui en réalité persistent toujours dans un coin de notre mémoire. Car si l’on creuse un peu du côté biographique de l’artiste, on apprend que ce dernier a tenté à plusieurs reprises d’adopter un chien errant mais toujours sans succès.

L’œuvre est composée de trois grands chiens (comme vous pouvez en voir un exemplaire sur la photo) rehaussés sur des poteaux en bois et tournant autour d’un plat de croquettes qu’ils ne semblent pas pouvoir atteindre.

Le motif du chien est un motif récurrent au sein des œuvres de l’artiste car cela lui rappelle ses souvenirs d’enfance.

Et même si l’on peut penser que cette œuvre transmet uniquement des sentiments joyeux, il n’en est rien. Sous ces couleurs joyeuses d’apparat, se cache une profonde tristesse et une grande solitude car ces chiens tournent en rond sans pour autant ne jamais s’apercevoir de la présence de leurs congénères. De plus, le fait qu’ils soient surélevés sur des supports de bois, est signe de leur fragilité et d’un équilibre qui risque de se rompre à tout moment.

Nara précise qu’il s’identifie à ces chiens. Et plus encore, le spectateur lui-même peut s’identifier à ces derniers : en effet, nous avons tous connu un jour, le sentiment de solitude.

Mais la force de cette œuvre réside dans sa double-interprétation : en la regardant, le spectateur peut réfléchir à l’individualisme croissant au sein de nos sociétés. On se sent de plus en plus seul alors même que nous sommes de plus en plus entourés car la qualité des liens affectifs semblent se détériorer. Cependant, le temps d’un instant, l’artiste parvient à replonger le spectateur en enfance. Face à ces chiens, des sourires se dessinent sur les visages de petits et grands et chacun perçoit alors le monde avec un regard d’enfant.

Cette œuvre a attiré mon attention, car j’ai moi-même un lien très fort avec l’image du chien. Le chien, en art, est souvent perçu comme le motif de la fidélité et je trouve que cette signification est adéquate. Un chien est un meilleur ami pour la vie, un allié qui vous aide à traverser ses tempêtes et qui profite avec vous de de ses moments d’éclaircies.

J’ai trouvé ces trois petits chiens très attachants avec leurs têtes se rapprochant des personnages que l’on peut retrouver au sein des dessins animés.

Yoshitomo Nara Dogs from your Childhood 1998 - Le blog du hérisson
©Mélusine Aquilotti

► Vaughn Spann, Blue Joy, 2020

Cette toile est réalisée à l’aide de peinture polymère. La peinture polymère est une peinture qui a une meilleure tenue face aux sollicitations extérieures et une résistance aux UV. Elle permet de créer une toile inaltérable avec le temps.

Vaughn Spann est né en 1992 en Floride, aux États-Unis. Ses principales recherches artistiques sont de l’ordre de la forme et de la couleur. Il aborde les thématiques de l’identité, de la mémoire et de l’histoire ainsi que des interrogations sociales sous l’angle abstrait et figuratif.

L’œuvre Blue Joy est extraite d’une série arc-en-ciel imaginée par l’auteur en hommage à Trayvon Martin, un jeune de dix sept ans non armé abattu par un agent de sécurité alors qu’il rentrait à pied d’une épicerie en Floride.

Le cartel présent à côté de l’œuvre nous explique que les couleurs de l’arc-en-ciel ne sont pas choisies au hasard, elles font référence à la célèbre marque de bonbons Skittles et à son slogan publicitaire « Taste the Rainbow ». Bonbons que le jeune adolescent mangeait lorsqu’il a reçu une balle.

Il faut aussi remarquer que chaque arc-en-ciel peint par l’auteur comporte un arc noir, qui fait référence aux violences subies par la communauté afro américaine.

Cette œuvre m’a de suite intriguée de par sa taille qui couvre une partie importante des grands murs du Tripostal mais aussi par sa dichotomie interne qui saute directement aux yeux du spectateur qui la regarde.

Sans connaître la référence tragique, n’importe quel spectateur peut déceler une ambivalence : un fond tout en nuances de bleu, couleur froide qui peut faire référence à la tristesse ou encore à la dépression mais aussi au ciel d’une certaine façon. Ciel qui peut lui-même faire penser à la mort. Et tout en contraste de ce fond brumeux, froid et triste, le spectateur découvre un arc-en-ciel de couleurs vives et chatoyantes. Arc-en-ciel dont la symbolique est souvent associée à la joie, au bonheur, au renouvellement et à la chance. On se demande alors ce que vient faire une figure aussi gaie dans un tableau aussi morose.

J’ai choisi d’interpréter cela comme un message d’espoir porté par l’auteur. Cet arc-en-ciel est ce qui nous rappelle que même dans un monde empli de violence, de crimes, de guerres et de souffrance, le renouveau est une possibilité et il faut continuer d’y croire et persister à se battre pour créer un monde plus respectueux de l’environnement, un monde plus égalitaire, en somme un monde où le bonheur aurait la place d’exister.

Voilà pourquoi j’ai aimé ce tableau qui fonctionne lui aussi comme un leitmotiv qui nous pousse à agir à notre échelle, à se battre pour un monde meilleur et enfin pouvoir goûter aux plaisirs de l’arc-en-ciel.

Vaughn Spann, Blue Joy - Le blog du hérisson
©Mélusine Aquilotti

En conclusion, je tiens à rappeler que j’ai eu envie d’écrire cet article suite à une discussion que j’ai pu avoir sur l’accessibilité des musées et plus largement à la culture : les lieux culturels ne seraient réservés qu’à une certaine catégorie sociale qui aurait connaissance des normes et usages de ces institutions. Cela permettrait entre autres d’expliquer pourquoi selon une enquête réalisée par le ministère de la culture, en 2018, le taux de fréquentation des musées et des expositions chez les cadres était 3,4 fois supérieur à celui des catégories populaires, employés et ouvriers.

Nonobstant à mon sens, l’exposition Au bout de mes rêves : un voyage des sens rejette de manière habile ce présupposé par la modernité des œuvres qui y sont présentées. Si l’on cherche le point commun entre toutes les œuvres proposées au sein de cette exposition, on y trouvera leur implication à traiter de sujets sociaux et environnementaux contemporains. C’est la force de cette exposition : elle permet à tout un chacun de se sentir concerné par les œuvres étant donné qu’elles traitent d’enjeux qui concernent la société en opérant un astucieux voyage des sens. Les sens sont des aptitudes communes au genre humain, peu importe le milieu social d’où l’on vient. Ainsi cette exposition est novatrice car plus qu’à notre esprit elle s’intéresse à nos ressentis.

Alors en plus de l’histoire symbolique de l’institution qu’est le Tripostal et de la beauté des œuvres exposées, j’ai envie de retenir le caractère d’espoir que m’a apporté cette exposition. Tout d’abord l’espoir en la réduction des inégalités culturelles que nous apporte ce genre d’expositions modernes qui combattent la violence symbolique que peuvent exercer certaines institutions ou encore l’omnivorité culturelle.

Mais aussi l’espoir d’un monde meilleur possible : oui, nous vivons dans un monde fracturé empli de crises (crise écologique, crise sociale, crise économique…) mais j’aime à penser que rien n’est figé et que tout a encore la possibilité d’être repensé.

En bref, cette lueur d’espoir passe aussi par les arts. Alors si vous décidez de visiter le Tripostal n’oubliez pas de flâner à Lille également.

Mélusine Aquilotti

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