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L’IA est-elle une menace pour le monde de l’art ?

Dernière tendance du moment : les fausses photos d’actualité. Emmanuel Macron en proie à des CRS, le pape François en doudoune Balenciaga, ces images ont fait le tour du monde. Leur point commun : avoir été générées par des intelligences artificielles. Au-delà de l’évidente question de la désinformation, c’est le réalisme des images produites qui interpelle. Les capacités de l’IA en termes de création de visuels sont de plus en plus bluffantes. Il devient parfois difficile pour l’œil humain de s’y retrouver. Dans la continuité, Midjourney, Dall-E, Stable Diffusion, les applis de génération automatique d’art connaissent un franc succès auprès du grand public. Une question se pose donc : l’intelligence artificielle est-elle une menace pour le monde de l’art ?

L’IA est-elle une menace pour le monde de l’art ? - Le blog du hérisson
©Kipargeter

Quand l’IA envahit le marché de l’art

► De nouveaux acteurs dans le monde de l’art : les agences spécialisées dans l’intelligence artificielle

En 2016, le « Prochain Rembrandt» ébranle le monde de l’art. Derrière ce titre provocateur, l’œuvre se présente sous forme d’un portrait sur toile d’un homme que n’importe quel profane pourrait naturellement attribuer au peintre hollandais. Il n’en est rien. C’est en réalité un projet développé par l’agence néerlandaise J. Walter Thompson Amsterdam. Cette dernière a mis à contribution une intelligence artificielle pour analyser les moindres pixels issus de 346 tableaux de Rembrandt. Et le résultat est bluffant de réalisme. Le clair-obscur, la représentation des traits du visage, du regard, de la posture : tout est fidèle à la patte de l’artiste. Encore plus provocatrice, « La jeune fille à la perle » a eu droit à sa version IA exposée dans une rétrospective dédiée à l’œuvre originale de Vermeer au musée Mauritshuis de La Haye.

The Next Rembrandt - Le blog du hérisson
«The Next Rembrandt» ©ING Group

En 2018, la société française Obvius provoque également un petit cataclysme dans le monde des enchères. La vente du « Portrait d’Edmond de Belamy », œuvre générée par l’intelligence artificielle développée par cette dernière, atteint 432 500 dollars chez Christie’s. Une première dans le monde du marché de l’art. Les expositions autour d’œuvres créées par l’IA se sont multipliées depuis. On citera notamment l’exposition « Artistes et Robots » au Grand Palais en 2020 ou encore Artificial Imagination en 2022 à San Francisco.

Edmond de Belamy - Le blog du hérisson
«Edmond de Belamy» créé par la société Obvius

Tout porte à croire que l’intelligence artificielle fait une entrée fracassante dans le monde de l’art. Mais à chaque fois, cela ne s’est pas fait sans fracas. C’est le statut de ces œuvres qui pose en réalité question. Car au-delà du simple marché de l’art, l’IA envahit le marché de la culture visuelle de manière générale.

► Intelligence artificielle et NFT : un business juteux aux dépens de la création artistique

Le grand public est de plus en plus familier avec la notion de NFT. Pour les retardataires, petit cours de rattrapage. Il s’agit, pour faire simple, d’une production numérique à laquelle est associé un certificat d’unicité et de propriété. En encore plus simple : une image, un son, une vidéo dont on peut se revendiquer comme l’unique propriétaire. L’œuvre acquiert donc une valeur marchande sur laquelle les amateurs de cryptomonnaies s’amusent à spéculer. Et les œuvres d’art produites par l’IA n’échappent bien évidemment pas au phénomène. Le marché de l’art traditionnel se voit concurrencé par une sorte de marché parallèle avec ses enjeux propres.

Dans ce marché-là, l’art est produit à la chaîne. On se souvient de la collection Bore Apes Yacht Club, portraits de singes façon BD, développée par Yuga Labs et dont la valeur a atteint les 100 millions de dollars. Chaque création diffère de l’autre uniquement du fait de petites modifications : la couleur d’un chapeau, de lunettes, la forme des yeux. Une production industrielle qui surfe sur la vague des NFT et des cryptomonnaies. Un procédé que l’on retrouvait déjà dans les années 60 dans les fameuses soupes Campbell’s d’Andy Warhol. Cette œuvre était une véritable métaphore de la commercialisation de l’art à l’échelle industrielle, de la reproduction à l’infini, de l’art réduit à un simple bien de consommation.

Aujourd’hui, l’accès facilité à la création d’œuvres d’art par IA au grand public, grâce à des applications dédiées, consacre cette dynamique. Une initiative qui interroge bien évidemment le statut des œuvres d’art numérique générées par l’intelligence artificielle de plus en plus perçues comme une menace pour le monde de l’art.

Quel statut pour les œuvres d’art créées par l’IA ?

► Une intelligence artificielle créatrice ?

La société Art Recognition propose un outil de reconnaissance d’œuvres d’art, lui-même basé sur l’intelligence artificielle. Plébiscité par de nombreux professionnels de l’art, ce dernier permettrait d’identifier les œuvres originales et donc celles créées par l’IA. L’arroseur arrosé, diront certains. Quoi qu’il en soit, cela prouve qu’il y a bien une différence de statuts entre ces deux types de créations.

Mais la question qui se pose en réalité c’est la possibilité d’une création originale de la part d’une intelligence artificielle. L’approche est plutôt philosophique. Le processus de création peut-il naître en dehors de l’imaginaire d’un artiste ? Difficile de donner une réponse définitive. Dans l’état actuel, il n’y a pas de consensus clair sur le sujet.

Si vous interrogez la fameuse application ChatGPT 4, connue pour sa production de textes générés par IA, elle vous répondra qu’elle est dénuée d’imaginaire, d’émotions, de sensibilité. La génération d’œuvres d’art par l’IA n’est le fait que de successions et combinaisons d’algorithmes mathématiques résumées sous le terme « prompt art ». Le « prompt » étant la formule utilisée par l’utilisateur pour indiquer à l’IA ce qu’elle doit produire.

Fort de cette observation, deux camps s’opposent. Ceux qui estiment que lœuvre produite par l’IA, par son unicité et sa réponse à des critères esthétiques, constitue une création à part entière. Et ceux qui estiment que l’IA n’est qu’un outil de production dénué de toute intention créatrice.

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Technologie d’authentification par IA d’œuvres d’art ©Art Recognition

► Une zone grise juridique

Un débat difficile à trancher, même d’un point de vue législatif. Aux États-Unis, le US Copyright Office, chargé d’encadrer les droits d’auteurs, s’oppose à l’idée d’attribuer des droits à l’intelligence artificielle. Ce dernier estime en effet que « l’expression non humaine n’est pas éligible à la protection du droit d’auteur ». Le droit européen n’est pas plus conciliant. La législation communautaire exige en effet, dans le cadre de l’article 2 de la loi sur la propriété intellectuelle de 2009, que « les auteurs des œuvres d’art soient des personnes physiques ou morales ». Des personnes, pas des programmes.

D’autres pays comme le Royaume-Uni ou Hong Kong sont plus favorables à l’idée de considérer la personne à l’origine du programme de génération d’œuvres d’art comme auteur desdites œuvres.

Il y a donc une mise en concurrence entre artistes « traditionnels » et programmateurs/générateurs d’œuvres d’art par IA.

En quoi l’IA est-elle une menace pour le monde de l’art ?

► Un vieux débat : la modernité est-elle une menace ?

La question n’est pas anodine. Elle se pose souvent quand le sujet de l’intelligence artificielle est abordé. C’est une réflexion qui relève encore de la crainte, plus que d’une réalité. Souvenons-nous du débat qui animait les peintres du XIXe siècle à l’arrivée de la photographie. En effet, il incombait à ces derniers de représenter la réalité. Ils voyaient donc en cette invention une concurrente redoutable.

Cela n’a pas pour autant signé l’arrêt de mort des peintres, bien au contraire. Cette innovation les a en réalité poussés à aller au-delà d’une simple représentation du réel, à repenser leur art afin de créer des sujets échappant à la réalité. Avec comme corollaire l’évolution des techniques picturales, le renouvellement des représentations et le développement de courants artistiques modernes comme l’impressionnisme et le surréalisme.

► Une concurrence technologique mal vécue par les artistes

Les enjeux sont un peu différents aujourd’hui. En effet, la concurrence peut paraître un peu déloyale aux yeux de certains artistes. En effet, le fonctionnement même de l’intelligence artificielle, basé sur le « deep learning » (« apprentissage en profondeur » en français), implique que les algorithmes se fassent la main sur des œuvres déjà existantes. Une compilation de l’existant, une chimère faite de plusieurs œuvres plus qu’une véritable création originale.

La chose est d’autant plus perceptible dans le cas des applications destinées au grand public. Ces dernières permettent aux utilisateurs de créer des tableaux de peinture numériques en utilisant des modèles prédéfinis de styles artistiques qui imitent bien souvent le travail de peintres célèbres. On crée des œuvres « à la manière de ».

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Une synthographie dune vallée pittoresque en après-midi par NightCafe Studio avec VQGAN+CLIP ©VulcanSphere

► Quand l’IA menace les plus fragiles

Mais cette psychose du pillage artistique concerne en réalité les artistes émergents plus que les génies reconnus. En effet, les œuvres de ces derniers sont déjà depuis longtemps tombées dans le domaine public et les reproductions sont déjà légion. Cela pose la question de l’inspiration. Un artiste peintre, tout comme un musicien, s’inspire souvent de l’existant pour créer. L’intelligence artificielle également. Mais en réalité, pour cette dernière, la limite avec le plagiat est plus ténue.

La chose est plus problématique lorsque l’intelligence artificielle s’approprie le style, voire s’inspire directement d’artistes, et notamment d’infographistes indépendants. Car c’est d’une profession à part entière qu’il s’agit. Et de leur côté, la résistance s’organise avec un outil intitulé « Have I Been Trained ? » (Ce qui peut se traduire par « Les algorithmes s’entrainent-ils à partir de mes œuvres ? »). Ce site permet en effet de détecter si l’IA s’attarde sur leurs œuvres pour s’en inspirer. Mais, l’initiative semble vaine au regard du flou juridique qui entoure la génération d’œuvres d’art par intelligence artificielle. Les recours juridiques sont souvent voués à l’échec.

► Un débat difficile à trancher : l’IA ennemie ou alliée des artistes ?

L’ensemble de ces questionnements nous montre donc que la thématique de l’intelligence artificielle vécue comme une menace plus qu’un progrès est de plus en plus d’actualité. Les innovations récentes, l’accès accru au grand public et les dérives observées au niveau des professionnels de l’art sont autant de sources de conflits autour de l’IA. Si certains prônent une mise à plat, avec la mise en place d’outils visant à protéger les artistes « humains », d’autres s’émerveillent des possibilités de l’IA en matière de création artistique.

Il y a également des opinions intermédiaires qui proposent des solutions alternatives. L’intelligence artificielle pourrait devenir l’allié des artistes en tant qu’outil d’aide à la création. Fabriquer une esquisse générale d’une œuvre, un aperçu plus qu’une œuvre finie. Ouvrir le champ des possibilités créatrices en dépassant les capacités humaines. Avec en ligne de mire l’attribution conjointe de la création à la fois à l’IA et à son créateur humain. Ou encore l’élaboration de nouvelles catégories de droits de propriété intellectuelle spécifiques aux œuvres d’art générées par l’IA.

L’IA est-elle une menace pour le monde de l’art ? Le futur Picasso est-il une IA ? Quoi qu’il en soit, c’est peut-être du côté de l’avis du public que les regards vont finalement se tourner. Sommes-nous prêts à accorder autant de talent à un algorithme qu’à un pinceau ? À troquer une visite au musée avec notre écran de smartphone ? La balle est dans notre camp.

Si cette thématique vous intéresse, allez donc faire un tour du côté de nos articles dédiés à l’art sous tous ses aspects !

Jean-Julien Peraut

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