La justice restaurative sort du placard
Se rencontrer, se parler, écouter, réparer… voilà ce qui constitue la base de la justice restaurative. Aussi appelée justice restauratrice ou réparatrice selon les pays, ce complément au système pénal traditionnel est au cœur du film de Jeanne Herry Je verrai toujours vos visages. Sortie au printemps 2023 et portée par un casting de choc, l’œuvre cinématographique est un succès. Aussi touchant que dérangeant, le sujet interpelle et questionne. Pourquoi vouloir rencontrer son bourreau ? Sur quelle base fonder une critique ? Coup de projecteur sur une pratique parajudiciaire passée de l’ombre à la lumière ; la justice restaurative sort du placard !
Qu’est-ce que la justice restaurative ?
Elle peut se définir comme un mode alternatif de justice qui repose sur un principe fondamental : le dialogue. Elle permet de mettre en place un espace d’échange inédit et sécurisé entre plusieurs personnes concernées par une infraction commune ou non. Les participants sont des victimes directes, indirectes, ou des auteurs, accompagnés de médiateurs. Contrairement à la justice pénale, elle est gratuite, ne comporte aucun juge et ne génère aucune punition. Une démarche restauratrice peut être mise en place avant, pendant ou après le procès. Dans les faits, elle intervient surtout après le procès, et souvent dans des cas d’infractions graves. Elle sera toujours confidentielle. Son issue n’a pas de conséquence sur la décision prononcée par le juge à la fin du procès et ne rapporte aucun avantage sur le plan pénal.
Cette forme de procédure complémentaire vise à compenser, voire à réparer, les dommages causés aux victimes et ainsi rétablir et maintenir la paix sociale. La victime peut y trouver un lieu d’écoute où exprimer les douleurs subies et les émotions ressenties suite à l’infraction, ainsi que les répercussions sur sa vie. L’auteur accède à la souffrance de la victime, évalue la gravité de ses actes, se responsabilise, tout en exprimant le contexte des faits.
On peut aisément se questionner sur l’origine de ce concept, et son bien-fondé. A-t-il déjà fait ses preuves ? Comment est née la justice restaurative ?
Le conflit fait partie de la vie. Aujourd’hui, j’ai compris que le conflit n’est dangereux que quand on essaie de s’en éloigner. Dominic Barter (coordinateur Projet JR, CNVC, Brésil)
Qui a créé la justice restauratrice ?
C’est de l’autre côté de l’Atlantique, dans les années 70, qu’un dénommé Howard Zehr – criminologue et professeur d’université américain – évoque pour la première fois l’idée d’une justice dite « de réparation ». Il se base sur de lointaines pratiques de tribus aborigènes et communautés amérindiennes pour qui la notion de réparation et de guérison était primordiale. Formalisant ses théories dans une myriade de travaux et ouvrages, il inspira largement la création de cette mesure alternative au système pénal traditionnel.
John Braithwaite, criminologue australien, a lui aussi largement contribué à l’expansion de la « restaurative justice » et reste à ce jour un théoricien de référence en la matière.
En Europe, c’est le criminologue Lode Walgrave qui incarne cette approche nouvelle.
Si les Anglo-saxons sont les premiers à s’être penchés sur la question de la justice réparatrice aux quatre coins du monde, les victimologues et criminologues français ont à leur tour réalisé les limites du système judiciaire en place. Créer un espace de dialogue restaurateur semblait nécessaire.
En France, cette pratique ne fait son entrée qu’en 2010, timidement. C’est seulement en août 2014, grâce à la Loi Taubira relative à l’individualisation des peines et à la lutte contre la récidive que l’article 10-1 est ajouté au code de procédure pénale. S’éloigner de la punition et se rapprocher de la réparation sont des concepts un peu plus concrets. Depuis, cette nouvelle forme de justice ne cesse d’évoluer et de se développer en France. Elle s’articule aujourd’hui en plusieurs mesures.
Quels sont les différents types de justice restaurative ?
Parmi les dispositifs existants, certains confrontent directement les victimes et leurs infracteurs, on les appelle les « médiations directes ». D’autres mettent en relation des victimes et des infracteurs non liés à une même affaire, il s’agit de « médiations indirectes ». Quelles que soient les mesures mises en place, les participants des deux parties sont toujours préparés en amont par des professionnels spécialisés, et libres d’abandonner à tout moment.
► Les médiations directes entre auteurs et victimes
La médiation restaurative
Cette mesure se base sur l’échange entre la victime et l’auteur concernés par une même infraction. Plus les faits sont graves, plus la phase préparatoire avant la rencontre peut être longue, allant jusqu’à un an si nécessaire, ou plus. Cette médiation restaurative peut avoir lieu à tout moment au cours de la procédure, la victime peut donc avoir déjà perçu des indemnités pour les dommages subis, ou être en attente de cette indemnisation. L’échange peut être sous forme de face-à-face, de vidéo ou encore de lettres, au sein des murs de la prison ou hors les murs. À ce jour, il s’agit de la médiation la plus fréquente en France depuis l’apparition de la justice restaurative.
La conférence restaurative
Lorsque l’on évoque la « conférence », on parle de réunions où victimes et infracteurs sont accompagnés d’autres participants désignés par leur soin. L’organisation se fait selon un protocole établi. Membres de la famille, amis, personnes de confiance de l’auteur ou de la victime, ainsi que des personnes touchées à différents degrés peuvent être présents lors de la rencontre. Il peut s’agir également des représentants de l’institution judiciaire, sanitaire ou sociale. Chacun a la parole, s’exprime et prend part aux décisions. Le but étant l’élaboration d’un plan d’action. Ce type de dispositif de réparation, véritable expérience démocratique, est pour l’instant davantage réservé aux mineurs.
Le cercle restauratif
Parfois, des affaires sont classées sans suite, le juge déclare un non-lieu, une relaxe ou il peut y avoir prescription. Pourtant, des personnes ont vu leur vie personnelle et sociale perturbée par des actes subis. Des victimes et des personnes mises en cause dans les faits pour lesquels ils n’ont pas été poursuivis se retrouvent alors de façon anonyme, dans un espace de parole encadré. Les cercles restauratifs permettent de verbaliser les tensions et les émotions au sein d’une famille, d’une école, d’une prison, d’un tribunal et de restaurer la paix et la sécurité entre ses membres.
Il n’y a pas de réinsertion pour les victimes. C’est à toi de tout faire tout seul. Soit tu restes prostré, soit tu fais des démarches (…) Il n’y a personne qui t’appelle pour savoir comment ça va, savoir ce que tu vas faire de ta vie derrière… à part la justice restaurative. Témoignage d’Axelle, victime. Les Eclaireurs Canal + – avril 2023.
► Les médiations indirectes
Les médiations indirectes sont les plus pratiquées en France à ce jour et depuis 2014. C’est d’ailleurs l’une d’elles qui est mise en lumière dans le film Je verrai toujours vos visages de Jeanne Herry.
Rencontre détenus/victimes et rencontre condamnés/victimes
La rencontre détenus/victimes, comme son nom l’indique, met en relation un groupe de personnes détenues et un groupe de personnes victimes ne se connaissant pas. Elles ne sont pas concernées par une même affaire. Un minimum de quatre participants est requis de part et d’autre. Ils se rencontrent au sein d’une prison, on parle de « milieu fermé ». Ils se retrouvent lors de cinq réunions plénières clôturées par une rencontre bilan.
Il convient de préciser qu’un détenu est une personne incarcérée dans un établissement pénitentiaire qui peut être « prévenu » s’il n’a pas encore été jugé, ou « condamné » s’il a été reconnu coupable.
La rencontre condamnées/victimes s’organise de façon similaire, mais en dehors de la prison, en « milieu ouvert ». Les condamnés peuvent être en sursis simple, en mise à l’épreuve ou en libération conditionnelle par exemple.
Les cercles de soutien et de responsabilité
Cette mesure vise essentiellement à accompagner la réinsertion des auteurs de violences sexuelles à leur sortie de prison. Elle déroge à la règle dans le sens où la victime n’intervient à aucun moment dans le dispositif. De par la nature de leurs actes, ces infracteurs sont voués à subir un isolement social important et présentent souvent un haut risque de récidive. C’est donc pour encadrer et soutenir cette personne à sa libération qu’un cercle de bénévoles représentant la communauté civile, ainsi qu’un coordinateur tiers indépendant, vont aider cette personne à reconquérir son autonomie et un réseau social. Ce dispositif dure une année à minima.
Les cercles d’accompagnement et de ressources
Très semblable au cercle de soutien et de responsabilité, ce cercle de trois ou quatre bénévoles de la communauté accompagne des détenus ayant commis des crimes autres qu’à caractère sexuel. Au bout d’un an, une évaluation est dressée afin de décider de la continuité de cet accompagnement ou de son arrêt.
Quel est le but de la justice réparatrice ?
Son ambition n’est pas d’atteindre le pardon ou la réconciliation, mais de guérir les victimes et réparer les torts. Elle aspire à remplir trois objectifs, aussi appelés les « 3 R » :
- reconstruction de la victime ;
- responsabilisation de l’auteur de l’infraction ;
- réintégration de l’auteur dans la société / rétablissement de la paix sociale.
► Réparation de la victime
Selon Brice Deymié, aumônier national des prisons pour la fédération protestante de France, seulement 10 % d’un procès d’assise est consacré à la victime, ce qui est insuffisant pour se reconstruire. Il ajoute que la victime, avec un grand V, est considérée comme un paradigme médiatique, fantasmée, mais finalement oubliée pendant et après le procès. La douleur des personnes offensées et celle de leurs proches conduisent parfois à l’incompréhension, la colère, la dépression, la frustration, la peur, etc. Ils apprennent à vivre avec, résignés. Grâce à cette alternative de réparation, les victimes et leurs proches se réapproprient leur histoire et comprennent mieux ce qu’ils ont vécu. Ils se disent soulagés et leur qualité de vie s’en ressent. Certains notent par exemple une nette diminution des troubles du sommeil ou une baisse de leurs traitements médicamenteux, d’autres voient leur sentiment de honte ou d’agressivité disparaître, ils se sentent plus apaisés, voire délivrés.
► Responsabilisation de l’auteur et rétablissement de la paix sociale
Les offenseurs, quant à eux, culpabilisent, se dévalorisent, ressentent de la honte, s’isolent affectivement et socialement, restant centrés sur leur propre personne. Le détenu auteur se déconnecte peu à peu de la réalité en prison, et « l’horizon de la responsabilité s’éloigne énormément », comme le souligne une fois de plus l’aumônier.
En plaçant l’être humain au centre, l’approche réparatrice conscientise l’infracteur sur les répercussions de son acte, et l’aide à évaluer son impact. Il découvre les effets du crime sur la vie personnelle, familiale, scolaire, ou encore professionnelle de la victime. Celui-là même qui avait été placé comme « spectateur » pendant le procès devient acteur (lorsque le procès a eu lieu avant le processus de JR). Il entend, comprend, peut s’expliquer, évaluer et s’excuser face aux victimes.
L’intérêt, précisément, c’est que ces personnes toujours en souffrance, infracteurs comme victimes, comme proches, vont pouvoir, en présence de professionnels spécialement formés, se redécouvrir comme une personne. Non pas réductible pour l’un à l’acte qu’il a commis, non pas réductible pour les autres à l’acte qu’ils ont subi. Robert Cario (Professeur de Criminologie à l’Université de Pau, Codirecteur de l’Unité Jean Pinatel de Sciences Criminelles Comparées, Directeur du Master Criminologie, Président honoraire de l’Association Pyrénéenne d’Aide aux Victimes et de Médiation)
Comment participer à une mesure de justice restaurative en France ?
► Les conditions de participation à une médiation restaurative
Toute infraction – crime, délit, contravention – est éligible à cette pratique parajudiciaire. Elle peut être mise en place à tous niveaux de la procédure, même si le délai de prescription est dépassé. C’est aux professionnels de la chaîne pénale qu’incombe le devoir de proposer une mesure de justice restaurative aux personnes, victimes ou infracteurs. Il faut toutefois respecter certaines conditions :
- Reconnaissance des faits par l’infracteur, et de sa responsabilité.
- Volontariat et consentement total des deux partis.
- Indépendance de la participation au dispositif vis-à-vis de la procédure pénale, l’exécution de la peine ou l’indemnisation de la victime.
- Accompagnement par des animateurs/médiateurs formés et neutres, présents tout le long du parcours.
- Confidentialité des échanges.
Avant d’amorcer une démarche de médiation restaurative, tous les participants doivent avoir été informés des modalités de fonctionnement de celle-ci, et les avoir acceptées. Ils peuvent cependant quitter la démarche à tout moment.
► Les étapes du protocole de système restauratif
La constitution des différentes parties
Les personnes concernées par une médiation restaurative sont tout d’abord orientées vers des animateurs. Ce sont originellement des conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation (CPIP), mais aussi des professionnels de l’aide aux victimes (psychologues, juristes, travailleurs sociaux), des éducateurs de la protection judiciaire de la jeunesse et désormais des surveillants pénitentiaires.
Ils sont toujours deux, et leurs profils sont les plus mixtes possibles (vieux/jeune, femme/homme). Ensemble, ils mènent les entretiens individuels scénarisés en amont d’une éventuelle rencontre victime/condamné ou victime/auteur.
La préparation
Trois ateliers préparatoires de communication sont nécessaires de part et d’autre avant la rencontre. C’est un minimum lorsqu’un face-à-face est prévu, soit dans 40 % des cas. Il se peut que l’échange se limite à l’écrit, par le biais de différents types de médias, ou vidéo. Ce processus peut durer quelques semaines, quelques mois, voire un an, lorsque l’affaire qui lie les deux sujets est très grave. Il se peut aussi qu’au terme de cette période de préparation, aucune rencontre n’ait lieu. L’une des personnes peut avoir obtenu la réponse qu’elle cherchait, sentir qu’elle ne l’obtiendra pas, ou simplement se sentir incapable d’aller au bout.
La rencontre
Lorsqu’arrive le moment de la rencontre condamnés/victimes ou détenus/victimes, elle se passe soit en tête-à-tête, soit en réunion plénière. Le lieu de rendez-vous fait en général l’objet d’une visite préalable pour pallier d’éventuels soucis d’accessibilité. Selon le protocole, en moyenne, cinq réunions sont programmées, d’une durée de 2h à 3h chacune. La phase opérationnelle de la démarche se clôture par une rencontre-bilan. Ce dernier échange permet de mesurer les impacts de cette démarche sur les participants, ainsi que sa pertinence. Ces protocoles sont très suivis.
Des bénévoles formés, aussi appelés membres de la communauté, sont présents lors des rencontres. Ils représentent la société civile, neutre, sans jugement, bienveillante et à l’écoute. Alain est l’un d’entre eux, il témoigne dans l’enquête nationale 2021 de l’EFJR :
Le positionnement des membres de la communauté est hybride dans le sens où on ne doit pas interférer dans les propos des participants et on ne doit pas venir sur les plates-bandes des animateurs… c’est un équilibre à trouver.
Devenir bénévole ou médiateur nécessite le suivi d’une formation, voire d’un véritable parcours. L’Institut français pour la Justice Restaurative et France Victimes – en collaboration avec l’École Nationale d’administration pénitentiaire (ENAP) – est une référence en matière d’accompagnement.
Comme le souligne Robert Cariot, les médiateurs sont aujourd’hui essentiellement des professionnels, mais se former à la justice restaurative deviendra peu à peu accessible à tous…
Quels sont les résultats et l’avenir de cette justice de réparation ?
► Des évaluations principalement positives
Enquête nationale (2021), bilans de satisfaction, recueils de témoignages à échelle nationale et internationale se rejoignent en démontrant les bienfaits de ce processus sur les participants. Leurs sentiments convergent : avoir obtenu enfin justice, ressentir un apaisement physique, psychique, voire psychosomatique… le but est atteint. Les rares évaluations scientifiques existantes, encore exceptionnelles en France en ce début 2024, mettent en lumière la corrélation entre gravité des faits et importance du cheminement vers l’apaisement des protagonistes.
► D’une diffusion laborieuse à une expansion prometteuse
Dans le Journal officiel du Sénat du 3 août 2023, on peut lire que la justice restaurative est exigeante dans sa pratique, nécessite du temps, des moyens, de la patience et de la souplesse. Par sa confidentialité, elle est difficile à prévoir, difficile à quantifier, difficile à mesurer. La correcte mise en place et le suivi d’une telle démarche jusqu’à son terme ne sont donc pas aisés, et l’usage des différentes mesures reste inégal.
La réalité révélait jusqu’à maintenant un manque de sensibilisation des magistrats pendant leur formation, ainsi qu’un turn-over important de professionnels intervenant dans le processus pénal. Pourtant, les avocats sont de plus en plus impliqués dans l’impulsion de cette démarche, ils sont désormais de bons relais, et ne sont pas les seuls à participer à sa diffusion…
Le développement de ce dispositif pénal alternatif en France est amorcé. Il se déploie progressivement au sein du secteur public et du secteur associatif habilité et a de beaux jours devant lui. Grâce au film Je Verrai Toujours Vos Visages, la justice restaurative sort du placard, elle est désormais connue du grand public, et mieux comprise. Les médias se sont emparés de la question, les débats sont lancés, le bouche-à-oreille fuse… Complexe et polémique, cette nouvelle forme de pratique apporte un souffle nouveau et fait sens au cœur du système judiciaire traditionnel. Elle place l’être humain au centre et permet de sortir du manichéisme entre auteur et victime en générant de l’empathie. Les notions de séparation et d’isolation laissent place à celles de rencontre et de considération. Quel que soit le dispositif choisi, le but final de cet outil de résilience est le même : réparer. Et pour cela, rien de mieux que de laisser les mots atténuer les maux…
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Leslie Taupenas