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Cépages interdits bientôt de retour ?

Clinton, Noah, Isabelle, Othello, Herbemont, Jacquez. Non, ce n’est pas le palmarès des prénoms de l’année, mais bien la liste de six cépages d’origine américaine interdits à la vente en 1934 et accusés, pour certains, de rendre fou. À l’heure du dérèglement climatique, leur résistance naturelle aux maladies pourrait cependant contribuer à leur réhabilitation. Les cépages interdits seront-ils bientôt de retour?

Cépages interdits bientôt de retour ? - Le blog du hérisson

L’arrivée des cépages américains sur le vieux continent

• La crise du phylloxéra

À partir des années 1855, des botanistes européens ont commencé à importer d’Amérique des cépages reconnus pour leur résistance aux maladies de la vigne comme le mildiou et l’oïdium, caractérisés par des champignons microscopiques qui attaquent les feuilles ainsi que les grappes de raisin.
C’est de cette manière qu’a été introduit sur le vieux continent le phylloxéra, un parasite apparenté au puceron qui s’attaque aux racines de la vigne et peut détruire des parcelles entières. L’insecte va alors se propager partout sur le territoire national, mais aussi en Europe. Entre 1880 et 1885, une crise sans précédent ébranle le monde viticole, qui voit la quasi-totalité de son vignoble éradiqué. En observant les vignes massacrées par la bête, des chercheurs constatent que certaines variétés ont résisté aux attaques du parasite : ce sont les cépages américains, naturellement résistants au phylloxéra.

• Destructeurs et sauveurs de la vigne en Europe

Après les ravages causés par l’insecte, les viticulteurs doivent repartir de zéro. Ils décident d’utiliser les cépages d’outre-Atlantique comme porte-greffe pour venir y assembler des plants locaux. Cette opération permet d’obtenir une vigne plus résistante tout en conservant les caractéristiques du vin européen. En effet, les variétés américaines ne répondent pas aux standards organoleptiques des vins présents en Europe, et c’est pour cette raison qu’ils seront peu utilisés en producteurs directs. Les cépages américains deviennent donc officiellement des cépages hybrides et envahissent les vignobles au-delà de l’hexagone. Ils ont été à la fois les destructeurs et les sauveurs dans la crise du phylloxéra.

1934 : Haro sur les hybrides

• De la pénurie à la surproduction

La destruction des vignobles entraîne une pénurie de vin qu’il faut à tout prix compenser.
Tout devient prétexte à vinification, y compris le raisin sec, et on assiste à l’arrivée sur le marché de boissons peu recommandables qui ne sont que des ersatz de vin. Les consommateurs se rabattent sur cette «piquette» bon marché, et les volumes augmentent pour satisfaire les besoins.
Au début du XXe siècle, les cépages hybrides obtiennent de forts rendements, et la France passe alors progressivement de la pénurie à la surproduction.
Les conséquences sont dramatiques : le prix du vin baisse considérablement face à un marché saturé, précipitant dans sa chute bon nombre de petits viticulteurs et de négociants.

• Les cépages hybrides, coupables désignés d’office

En 1934, on dénombre 36 millions d’habitants pour 91 millions d’hectolitres de vin à boire. Malgré toute la bonne volonté des amateurs de pinard, l’équation reste difficile à résoudre. Cette situation conduit le parlement à voter une loi destinée à assainir le marché viticole. Le 24 décembre 1934, le couperet tombe sur les cépages hybrides, ceux-là mêmes qui ont largement contribué à sauver la filière lors de la crise du phylloxéra. Désignés coupables de la crise viticole provoquée par la surproduction, les Clinton, Noah, Isabelle, Othello, Herbemont et Jacquez sont interdits à la vente, mais ils resteront toutefois tolérés dans le cadre d’une consommation familiale jusqu’en 1956.

• Des vins de la folie

En 1956, le ministère de l’Agriculture revient à la charge en lançant une grande campagne pour l’arrachage des cépages interdits. Des primes de 135 000 francs par hectare arraché sont promises, ainsi que des sanctions pour les plus récalcitrants. Les autorités compétentes martèlent que les vins issus de ces cépages sont mauvais, et accusent certains d’entre eux, comme le Clinton, de rendre fou. Deux ans plus tard, à l’occasion d’une mise à jour du cadastre, le gouvernement prend acte de l’échec de sa campagne d’arrachage. Les parcelles de cépages interdits continuent de s’émanciper sous le soleil des Cévennes et les paysans de produire le vin de la folie.

Les vignes, elles courent dans la forêt
Le vin ne sera plus tiré, c’était une horrible piquette
Mais il faisait des centenaires
À ne plus savoir qu’en faire, s’il ne vous tournait pas la tête
(Extrait de La Montagne, de Jean Ferrat)

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Dans les Cévennes, la résistance s’organise

Dans ces contrées reculées du sud de la France, on n’a pas l’habitude de se faire dicter sa conduite. «Nous autres on les a planté et on les arrache pas», affirme avec un accent prononcé l’un des protagonistes du film documentaire Vitis prohibita de Stéphan Balay au sujet de la campagne d’arrachage. La résistance s’organise face aux injonctions venues d’en haut.
Les cépages interdits continuent donc d’abreuver une poignée d’irréductibles, notamment dans les Cévennes gardoises et ardéchoises.
Cultivés en treilles sur les façades des maisons ou plantés au milieu des faïsses (murs en pierres sèches), ils sont vinifiés à l’aide de pressoirs hors d’âge, puis conservés dans de vieux tonneaux de bois, à l’ombre des caves voûtées que l’on trouve dans ces villages de l’arrière-pays.
Après une journée de labeur, les vignerons amateurs ne sont pas peu fiers de savourer ces vins rustiques au goût inimitable, dont la vinification approximative peut parfois causer quelques désagréments dans le palais. Mais qu’importe, ce breuvage artisanal que l’on déguste au coin de l’âtre accompagné de châtaignes grillées et d’un morceau de Picodon respire l’authenticité de ceux qui l’ont vu naître.

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La revanche des cépages interdits

• Des militants qui luttent pour leur réhabilitation

En ces temps de bouleversements climatiques, beaucoup voient dans les cépages interdits la solution pour une viticulture plus propre qui limiterait l’utilisation des pesticides.
D’autres voient en eux une façon de défendre un territoire, un savoir-faire, et la possibilité pour les consommateurs d’avoir accès à des vins de caractère, loin des standards qu’offrent les vins d’appellation qui doivent se conformer à de rigoureux cahiers des charges.
En 2003, l’espoir a été de courte durée. En effet, l’interdiction dont nos six cépages faisaient l’objet a été levée, mais on a omis de leur accorder l’autorisation de commercialisation.
Pour éviter que les cépages d’origine américaine ne tombent dans l’oubli, diverses associations, dont Fruits oubliés réseau, accompagnent les producteurs amateurs afin qu’ils améliorent leur savoir-faire et transmettent leurs connaissances aux générations futures.
Ils militent également activement pour faire évoluer la réglementation agricole dans le but d’aboutir à une production professionnelle de vins issus de ces cépages.

• La PAC de 2023 va-t-elle sonner l’heure de la revanche ?

À l’occasion des négociations autour de la PAC (Politique agricole commune) applicable en 2023 au sein de l’Europe, le plaidoyer de la France pour limiter l’utilisation des produits phytosanitaires dans les vignes a visiblement été entendu. Ainsi, l’article 93 prévoit que les croisements entre vitis vinifera (vigne européenne) et d’autres vitis (d’Asie ou d’Amérique), jusqu’alors interdits, sera possible pour les vins d’appellation. On permettrait ainsi d’inclure dans un domaine un pourcentage de cépages résistants dont les besoins en traitements sont faibles, voire nuls. Cette action limiterait d’autant l’utilisation des produits chimiques qui représentent, rappelons-le, un réel danger pour les populations qui vivent à proximité des vignes. Cependant, les modalités de déploiement de cette nouvelle politique viticole seront à négocier au sein de chaque état. En France, l’INAO (Institut national de l’origine et de la qualité) aura la lourde tâche d’organiser l’expérimentation de la réforme. Pour l’heure donc, nul ne sait quelle forme prendra la revanche des cépages interdits.

Tantôt vénérés, tantôt décriés, les cépages interdits ont été sauvés de l’oubli par une poignée de paysans rebelles. En attendant la future réforme de la PAC, si vous passez par l’Ardèche, on ne peut que vous conseiller d’aller vous perdre dans les petits villages typiques, et qui sait, peut-être vous offrira-t-on un petit verre de Clinton, à consommer avec modération !

Cécile Barbier

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