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L’impact du langage des jeunes sur le français

Au cœur des articles journalistiques, un tourbillon d’interrogations s’installe : « Comment décrypter le langage mystérieux de nos ados ? », « Les 15 expressions incontournables des jeunes », « Plongée dans le jargon dar, apanyan, cheh… des adolescents, on vous guide ! ». 
Les adultes, quelque peu déconcertés, tentent de suivre le rythme effréné de leur progéniture qui jongle avec des expressions et des termes énigmatiques d’une créativité décoiffante. Comment émergent ces nouvelles façons de s’exprimer ? Sommes-nous témoins d’une dégradation ou d’un enrichissement de notre langue ? Ces questions palpitantes mettent en lumière l’impact du langage des jeunes sur le français.

L’impact du langage des jeunes sur le français - Le blog du hérisson

Comment la jeunesse remodèle-t-elle la parole à sa façon ?

Avant de définir un parler jeune, il faudrait pouvoir clarifier la notion de jeunesse elle-même. Le concept reste flou, ne serait-ce que par la nature même de ses individus en pleine transition identitaire. En définitive, ce qui les unit par-dessus tout, c’est une culture commune qui façonne leur langage, à l’ère du numérique.

► Le rôle des médias dans la culture des générations émergentes

Au cœur de l’évolution du langage jeune, les médias jouent un rôle central, façonnant et reflétant les tendances émergentes au sein de cette communauté en constante mutation. L’influence de l’anglais, le langage SMS et les plateformes numériques redéfinissent la manière dont la jeunesse s’exprime. Blogs, forums, chats et réseaux sociaux sont des terrains propices à l’épanouissement de la culture populaire des adolescents, effaçant les frontières entre écrit et oral.
En régulant leur espace public, les médias instaurent une temporalité propre, structurant une mémoire partagée à travers histoires et événements. Internet devient un réseau de sociabilité « jeune », fusionnant l’appartenance à des communautés connectées avec des activités symboliques novatrices. Ainsi, le jeu en ligne émerge comme un média puissant dans la construction des identités. Il devient un élément-clé de la dynamique culturelle des jeunes, qui peuvent communiquer entre eux à une vitesse folle tout en partageant une activité à distance.

► L’influence du vocabulaire des banlieues et des cités sur le langage des ados

Les avancées technologiques et les réseaux sociaux favorisent par ailleurs une plus grande fluidité entre les différents milieux culturels. Des individus qui ne se côtoyaient pas auparavant en raison de leurs origines sociales distinctes interagissent désormais davantage via internet. Cette tendance conduit à l’évolution, à l’invention ou à l’adoption de nouvelles formes de langage, en particulier celui de la banlieue.
Les jeunes des cités, qu’ils soient issus de l’immigration ou non, construisent leur identité en marquant leur appartenance au groupe de pairs et en soulignant leur spécificité. Depuis les années 80, le langage utilisé dans les cités reflète la violence sociale ressentie, générant une contre-légitimité linguistique. 
Les réseaux sociaux ont transformé l’écriture en la rendant accessible à un large éventail de locuteurs. En explorant le net et en visionnant des vidéos, les ados enrichissent leur langage et saisissent la diversité des significations en fonction des groupes sociaux. Ils utilisent par exemple beaucoup le mot « seum », de l’arabe sèmm, qui signifie venin.

► Les outils de transformation de la langue

En perpétuelle évolution, la langue tire effectivement profit de diverses méthodes pour s’enrichir et se renouveler, certaines d’entre elles trouvant leur source dans le français des cités. Parmi les plus caractéristiques, on trouve :

  • les emprunts à d’autres langues comme l’anglais (hater, troll, match…), l’arabe (wesh, moula, hess…) ;
  • le retour d’anciens mots d’argot (daron/daronne qui signifie père/mère, et qui désignait au XVIIe siècle le maître de maison, ou encore blase qui correspondait déjà au nom au XIXe siècle) ;
  • la vernalisation, qui est née dans les cités, et qui consiste à inverser les syllabes d’un mot argotique (pécho/chopper) ou non (chanmé/méchant) ;
  • la troncation : l’apocope supprime la fin d’un mot (le déj/déjeuner), tandis que l’aphérèse enlève le début (Ricain/Américain) ;
  • l’utilisation adverbiale de certains adjectifs comme grave (il me fait grave penser à quelqu’un) ;
  • l’usage de préfixes superlatifs, comme méga, giga ;
  • l’emploi de suffixes expressifs, comme -os (craignos, crados), -asse (bombasse) ;
  • la contraction, française (askip/à ce qu’il paraît ou JSP/je ne sais pas) ou même anglaise (ASAP/as soon as possible).

Le langage SMS ou celui des chats, des jeux en ligne type Roblox, réclame une économie de signes, de temps, et voit naître nombre d’abréviations, d’acronymes, d’écriture phonétique. Les transformations linguistiques sont facilement adoptées par la nouvelle génération qui démontre une aptitude remarquable à les diffuser.

Pourquoi les adolescents transforment-ils la langue ?

► Se construire une identité et adhérer à un groupe

L’évolution du langage chez les jeunes joue un rôle central dans la construction de leur identité et leur adhésion à un groupe. Appartenir à une communauté signifie souvent se doter d’une langue distincte, permettant de se distinguer de celle qui est dominante, de s’opposer aux normes établies et de socialiser avec les siens. Les actes de langage deviennent ainsi des moyens par lesquels ils expriment leur appartenance à un clan tout en résistant symboliquement aux rapports d’exclusion et aux discriminations auxquels ils peuvent être confrontés.
Ce dernier point concerne plus particulièrement la jeunesse des cités. Mais le lexique de la nouvelle génération, influencé par les médias et les normes partagées, brise les barrières sociales, notamment grâce aux réseaux sociaux. Ceux-ci facilitent grandement la communication entre pairs, au-delà du niveau d’éducation et de l’origine.
 Ainsi, les adolescents utilisent et inventent des mots d’argot, recourent aux onomatopées, et élargissent constamment leur vocabulaire. Leurs échanges, guidés par un sentiment d’urgence, se distinguent par une expression rapide et concise, les jeunes s’exprimant nettement plus vite que les personnes plus âgées.

► Se démarquer des adultes

Le langage devient donc un élément décisif dans le processus de construction de soi-même en tant qu’adolescent. Les jeunes essaient de se faire remarquer, mais aussi de se distinguer de leurs aînés. En construisant des écarts de langage et en inventant des manières de parler spécifiques, ils rompent avec les modèles parentaux pour élaborer leurs propres références d’appartenance sociale.
Les enfants prennent plaisir à jouer sur l’incompréhension totale de leurs parents, créant ainsi un espace linguistique qui se différencie délibérément des règles enseignées à l’école. S’écarter de la norme devient un moyen pour eux de créer une identité propre, mais aussi d’affirmer leur autonomie.

► Suivre l’évolution de la société

Le lexique des jeunes se distingue par une créativité lexicale intense, reflétant la rapidité avec laquelle ils adaptent et renouvellent les concepts. Le monde change, et nous avons besoin d’un nouveau lexique pour l’appréhender. À titre d’exemple, la jeunesse explore davantage les questions liées à l’identité de genre que leurs parents. On trouve ainsi des glossaires en ligne pour aider les adultes à comprendre des termes tels que « iel », « non binaire » ou « transgenre ». De même, la jeune génération adopte davantage l’écriture inclusive que ses aînés.
Selon la linguiste Auphélie Ferreira, cette tendance découle de la nécessité d’inventer de nouveaux mots pour décrire des réalités émergentes. Elle cite notamment l’exemple du terme « Covid », créé pour nommer la nouvelle maladie à laquelle nous avons récemment été confrontés, ou « googliser » pour exprimer le fait de faire une recherche sur Google.

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©Olia Danilevich

Débâcle linguistique ou renaissance créative ? Le langage des jeunes en question

► La peur des adultes : une langue en déclin ?

L’appréhension des adultes face à l’évolution linguistique des jeunes est palpable, alimentée par le discours ambiant sur la prétendue dégradation de la langue. Cette inquiétude s’exprime dans la crainte que la jeunesse altère et appauvrisse le français, le tirant vers le bas. Elle aurait moins de vocabulaire, plus aucun intérêt pour l’orthographe et la syntaxe.
C’est un sentiment naturel de vouloir préserver son capital culturel. Sans compter que les aînés se retrouvent dépassés par le vocabulaire de leurs enfants. Toutefois, force est de reconnaître qu’une langue figée est une langue morte, alors que les jeunes, par leur créativité lexicale, contribuent à maintenir l’idiome vivant et en perpétuelle mutation.

► Un faux débat : la langue est en évolution constante

C’est le message que souhaitent faire passer les linguistes attéré·e·s dans leur tract, « Le français va très bien, merci ». Laélia Véron explique sur France Inter que l’inquiétude sur l’évolution de la langue a toujours existé, de même que l’invention de mots nouveaux par les plus jeunes. Ce discours alarmiste se répète de génération en génération.
 Le français a de tout temps emprunté des termes d’autres pays pour s’enrichir. D’après Auphélie Ferreira, un mot sur huit est d’origine étrangère, comme le mot abricot qui vient de l’arabe. De même, dans Le Monde, Jean-Paul Colin, auteur du Dictionnaire de l’argot français et de ses origines, rappelle que le verlan existe depuis le XVIIe siècle :

Dans les mazarinades, on disait déjà les Bonbours pour les Bourbons.


Par ailleurs, certains mots que l’on croit nouveaux ont simplement été oubliés, parfois pour des raisons politiques. Laélia Véron évoque des termes comme autrice, chirurgienne ou peintresse, utilisés jusqu’au XVIIe siècle, puis supprimés pour des motifs idéologiques par des grammairiens. Il s’agissait avant tout d’empêcher les femmes de se projeter dans certains métiers. Aujourd’hui, malgré de lourdes réticences, le substantif autrice est intégré dans les dictionnaires grâce à l’usage.

► Une langue vivante grâce à la jeunesse

Les innovations linguistiques des adolescents, bien que parfois temporaires et liées à des enjeux identitaires, laissent des traces dans l’évolution de l’idiome. À noter toutefois qu’il faut distinguer la langue des langages, ces derniers étant les divers usages du français qui le font évoluer sans le tuer. Les jeunes savent adapter leur niveau d’expression en fonction du contexte et des personnes auxquelles ils s’adressent. Ils réservent leurs pratiques pour communiquer entre eux et socialiser.

En fin de compte, aimer le français implique de le voir évoluer et de reconnaître sa vitalité dans les nouvelles expressions et pratiques langagières de la jeunesse. C’est une démarche exigeante mais joyeuse qui permet de réaffirmer que le français est à nous, une entité vivante, politique, et en constante renaissance.

Dans la plupart des sociétés, un langage spécifique propre aux adolescents existe, qui les différencie du monde des adultes et les aide à se sentir intégrés à un groupe. Ces esprits juvéniles, constamment en quête de nouveauté, jonglent avec les mots, créent des néologismes percutants, concoctent des abréviations ingénieuses, et osent le mariage improbable de mots français et étrangers. L’impact du langage des jeunes sur le français est donc conséquent, puisqu’il vit de ces métissages et de ces inventions. Ces façons de s’exprimer ne sont pas une menace, mais un catalyseur d’évolution, une force motrice qui pousse le français à s’adapter aux enjeux contemporains et à se projeter vers l’avenir. En célébrant la vivacité lexicale de la jeunesse, nous saluons une langue en constante renaissance, prête à affronter les horizons prometteurs qui s’ouvrent devant elle.

Pauline Lestrelin

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