Science

Comment étudie-t-on les sciences ?

Fake news, interprétations abusives, manipulations… Et la science dans tout ça ? Si l’on veut dissocier le savoir authentique des vérités incertaines, une discipline peut nous y aider : l’épistémologie. Cette dernière apporte des réponses à cette question cruciale : comment étudie-t-on les sciences ?

Comment étudie-t-on les sciences ? - Le blog du hérisson

Choisir sa méthode scientifique grâce à l’épistémologie

• L’épistémologie : une théorie de la connaissance et de la science

Le terme provient du grec « épistémê », qui signifie « connaissance ». Combiné à « logos », le « discours rationnel », l’épistémologie est donc une théorie de la connaissance et de la science. Elle fait partie de la philosophie, puisqu’elle interroge le concept du savoir.

Ce que l’épistémologie n’est pas :

  • La gnoséologie, c’est-à-dire l’ensemble des théories du savoir au sens très général. L’épistémologie s’intéresse aux théories scientifiques, parfois au sein d’une seule discipline.
  • La méthodologie, qui englobe la pratique des méthodes scientifiques et de la recherche.

En somme, qu’est-ce que l’épistémologie ? C’est l’art de questionner le « pourquoi » et le « comment » des sciences, y compris humaines et sociales. Son objectif est clair : dissocier les vérités scientifiques des simples connaissances au sens large. Cette doctrine cherche à préciser comment se construisent les savoirs. Ces derniers peuvent être issus des sciences exactes, comme les mathématiques ou la physique. Mais ils intègrent aussi les matières sociales, comme le droit, la sociologie… Ou encore des thèmes tels que l’étude des mécanismes de l’addiction.

• Le rapport entre nature, culture et science en Occident

Dans les sociétés occidentales modernes, la nature est perçue comme une matière à travailler, un matériau à exploiter. Ce monde physique se compose de choses, tandis que le monde culturel et social est constitué de personnes… Et de spécialistes. L’art, la finance, la logistique, le droit civil, la chimie… Autant de disciplines qui impliquent potentiellement des méthodes scientifiques différentes.

Cette différence entre la nature et la culture existait déjà chez des philosophes comme Emmanuel Kant :

  • Le domaine de la nature serait régi par les phénomènes naturels que les êtres humains peuvent observer.
  • Le domaine de la culture (nommé « liberté » chez Kant) serait dominé par la raison.

Une partie des auteurs, philosophes et encyclopédistes se sont appuyés sur cette distinction pour justifier un dualisme épistémologique. Autrement dit ? Il y aurait une méthode scientifique pour étudier la nature, et une autre pour comprendre la culture.

Pourquoi préciser que l’on parle des « sociétés occidentales modernes » ? Parce que c’est là où cette dissociation entre culture et nature est la plus forte. Dans d’autres civilisations, par exemple tribales et orales, la nature est perçue comme un monde d’êtres, et non de choses. Dans cette conception proche de l’animisme, le raisonnement épistémologique ne peut pas s’appliquer.

• L’impact décisif de l’épistémologie pour les sciences humaines et sociales

Pourquoi s’intéresser à l’épistémologie? À une époque où l’information circule instantanément, les faits scientifiques revêtent une importance capitale.

Quand on pense à la science, on imagine instinctivement des chercheurs travaillant sur tel ou tel phénomène physique. L’idée de « scientifique » fait écho aux disciplines exactes (ou dures)… Ce qui implique une méthode rigoureuse et précise, avec hypothèses, tests, expériences etc.

Faut-il appliquer ces techniques de recherche aux études sociales (ou molles), comme la psychologie ou la sociologie ? L’épistémologue veut savoir si on peut appliquer les mêmes processus aux sciences humaines et aux matières exactes. La question sous-jacente est fondamentale : à quelles conditions peut-on qualifier de « science » un énoncé issu du monde des disciplines sociales ? Certains penseurs estiment que l’on peut appliquer les mêmes principes méthodologiques aux deux domaines… Quand d’autres jugent nécessaires de les dissocier.

Une manière unique d’étudier toutes les sciences : la thèse du monisme épistémologique

• La méthode expérimentale : la seule façon d’étudier les sciences ?

L’idée du monisme épistémologique est simple : il y a une manière unique d’étudier toutes les sciences. Biologie, droit, astronomie, psychologie… Qu’importe la matière, il n’existerait qu’une seule façon d’être scientifique en vertu de cette doctrine.

Pour étudier scientifiquement une discipline, la seule condition serait de suivre la méthode expérimentale. Cette dernière suit 3 principes :

  • prédictibilité : les résultats de l’expérience peuvent être prédits ;
  • reproductivité : on peut refaire les tests avec le même résultat ;
  • falsifiabilité : on peut toujours contester l’hypothèse scientifique.

Au XXe siècle, le philosophe autrichien Karl Popper expliquait qu’en science, il n’y a pas de vérité définitive. Par exemple : ce n’est pas parce que vous n’avez vu que des moutons blancs que les moutons noirs n’existent pas.

Une théorie qui n’est réfutable par aucun évènement qui se puisse concevoir est dépourvue de caractère scientifique – Karl Popper

La conséquence de ce raisonnement est claire. Il n‘y a pas de vérité incontestable, donc la science ne progresse qu’en éliminant les hypothèses erronées. Les règles des phénomènes naturels et les lois de la société sont toujours réfutables en vertu d’un principe : celui de la critique permanente.

« Qu’est-ce que la science ? » À cette question, le moniste vous répondra qu’une théorie est scientifique à une condition : il existe une façon de la contester. Peu importe qu’elle soit vraie ou fausse.

• Les variantes du monisme épistémologique

Le monisme matériel

D’autres philosophes pensaient qu’il n’y avait qu’une manière unique d’étudier toutes les sciences. Karl Marx expliquait que les lois de la production capitaliste ne feront qu’exprimer les lois de la nature. La condition : que le travail soit libéré, affranchi des rapports entre exploitants et exploités.

Marx considérait que la nature n’était connaissable que par l’intermédiaire du labeur. En étudiant les règles de la médiation du travail, le scientifique peut découvrir les principes de la nature et de la société. C’est ce que l’auteur appelait le monisme matériel.

Le monisme formel

A la différence de Karl Marx, Emmanuel Kant estime que c’est l’activité intellectuelle qui permet de connaître le monde. Mais pas n’importe lequel : celui de la nature et des phénomènes.

Selon sa théorie du monisme formel, Emmanuel Kant distinguait le monde de la nature de celui de la liberté :

  • La nature intègre toutes les lois scientifiques qui peuvent être découvertes à force d’observation. Or, les actions humaines et sociales sont incluses dans ces phénomènes naturels. La psychologie et la physique font partie du même monde.
  • La liberté correspond à des maximes moralement bonnes. Elles relèvent du devoir, mais sont dénuées de lois scientifiques.

La science serait donc présente dans le monde des phénomènes naturels, et absente du domaine des morales. Au sein du premier, la même loi s’applique aux sciences exactes et aux disciplines humaines et sociales. Kant était ainsi partisan du monisme épistémologique… Mais aussi du dualisme ontologique, puisqu’il admettait deux domaines d’existence (la liberté et la nature).

• Sciences exactes et sciences humaines… Même combat ?

Peut-on faire des sciences exactes de la même façon que l’on construit des théories humaines et sociales ? Certains philosophes ont répondu non à cette question… En partant d’une critique de ceux qui pensaient que oui.

Karl Popper suggérait qu’un énoncé n’est scientifique que s’il se livre à la critique permanente, en vertu du principe criticiste. Une théorie non falsifiable n’offre aucun moyen d’être mis à l’épreuve, et ne mériterait donc pas cette consécration.

Ce n’est pas l’avis de Karl-Otto Apel. Ce philosophe allemand du XXe siècle contestait cette idée. Selon lui, tout énoncé, quel qu’il soit, n’est pas critiquable.

En y pensant, peut-on logiquement tout mettre en doute ? SI le principe de la critique permanente est scientifique, il est donc réfutable lui aussi. Mais en mettant en doute cette idée, le principe se retourne contre lui-même… Tout en s’appliquant.
On entre alors dans la contradiction performative. Il y a une incohérence entre ce que je dis, et ce que je fais en disant ces mots.

La réponse de Karl-Otto Apel : il existerait donc des énoncés transcendantaux. Par exemple : « A est différent de ce qui n’est pas A ». Les principes criticistes et faillibilistes de la pensée moniste ont ainsi été remis en cause.

Des méthodes différentes selon les sciences : la thèse du dualisme épistémologique

• Faire de la science en distinguant Nature et Culture

Comprendre la physique, expliquer la société

Existe-t-il une différence entre la nature et la culture ? Pour le dualisme épistémologique, la réponse est clairement oui.

Des philosophes, comme Wilhelm Dilthey, pensent qu’on ne connaît pas la société comme on connaît la nature. Toutes les matières sociales (droit, musique, histoire…) sont produites par l’esprit humain. Elles se rangent ainsi dans la même catégorie.

L’État, le droit, la religion, les langues ne sont pas des objets physiques, mais ils existent objectivement. Pour les étudier, l’humain aurait besoin d’une toute autre méthode de connaissances, différente de celle utilisée en sciences de la nature.

Les penseurs du dualisme épistémologique ont suggéré deux faits :

  • les études sur la nature et les matières de l’esprit doivent être distinctes dans leurs méthodes ;
  • les premières reposent sur l’explication des phénomènes physiques, tandis que les secondes impliquent la compréhension du sens.

Selon les dualistes, expliquer le phénomène naturel de la foudre appelle une méthode scientifique précise. Mais comprendre le fonctionnement d’une société humaine implique un processus d’apprentissage bien différent.

A chaque science son cadre praxéologique

On ne ferait pas des sciences exactes ou humaines de la même façon. Pourquoi ? Parce qu’elles impliquent des activités différentes, avec des justifications distinctes. On évoque ainsi les cadres praxéologiques de ces disciplines.

Comment étudie-t-on les sciences ? - Le blog du hérisson

Dans le domaine des disciplines exactes, l’activité de référence du chercheur est l’instrumentation. En Occident, la nature est considérée comme un objet à travailler, d’où partent les expérimentations.
Dans les sciences de l’esprit, le spécialiste recourra à l’interaction avec ses semblables pour comprendre leurs actions. Les questionnements sont à la base de ces études.

Pour les dualistes, les champs d’analyse se distinguent aussi par leur sens :

  • En sciences exactes, on cherche à endiguer les fléaux naturels (maladie, catastrophe…). Les moyens fournis varient selon un objectif indiscutable, comme celui d’améliorer la santé des humains… Ou sauver la planète en 3 ans.
  • En sciences sociales, la finalité n’est pas instrumentale. Le but est de comprendre les sociétés de notre monde, et d’améliorer les communications.

• Comment étudier l’infinité des sciences humaines et sociales ?

Première étape : reconstruire le contexte d’analyse

Pour comprendre une action ou une pratique humaine, il faut avoir saisi la totalité systématique du contexte culturel et social. Telle est la thèse du dualisme épistémologique, et cela porte un nom : le cercle herméneutique.

Et la difficulté est bien là. La reconstruction d’un contexte, fragile et parfois livrée aux interprétations, est un processus aussi délicat que nécessaire.

La conséquence : en sciences humaines et sociales, pas de lois générales, pas d’explications généralisantes. Du fait de ces contextes complexes, le monde de l’esprit est infini et trop riche en possibilités. L’encyclopédiste et sociologue Max Weber confrontait cette immensité à la connaissance limitée du chercheur. Cette infinité des matières sociales est sans conteste liée à l’unité des sciences humaines et du raisonnement sociologique.

Deuxième étape : adopter le principe de la neutralité axiologique

Le chercheur doit éclairer les sciences sociales sur les problèmes et enjeux existants, sans donner de solution miracle meilleure que les autres. Aucun jugement de valeur ne doit être pris par le chercheur.

Max Weber pensait que le scientifique devait respecter le principe de neutralité axiologique. En d’autres termes, il ne doit pas imposer ses convictions dans le cadre de ses recherches ou de son enseignement.

À noter que pour Weber, l’engagement politique n’était pas préjudiciable à la pratique de la science. On pouvait être anarchiste extrémiste tout en étant professeur de droit public.

Pour qu’un énoncé en sciences humaines soit valide, la posture du chercheur devrait donc être neutre. Sociologues, géographes, juristes etc. comprennent leur discipline indépendamment de toute évaluation, de tout jugement appréciatif, normatif, ou prescriptif. En clair, la neutralité axiologique distingue les sciences de l’esprit de la religion ou de l’idéologie.

Geoffrey Royer

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *