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Isabelle Autissier et la course au large

Isabelle Autissier est une femme emblématique à la détermination hors-norme et à la trajectoire monumentale : elle a fait quatre tours du monde à la voile en solitaire, dont un Vendée Globe, et a consacré quinze années de sa vie à la navigation au long cours en compétition. Isabelle Autissier et la course au large, c’est l’histoire d’une aventurière des océans ; voici le portrait intime d’une skippeuse inclassable qui a ouvert aux femmes la voie du large.

Isabelle Autissier et la course au large - Le blog du hérisson

Le tour du monde à la voile en solitaire : un sport cérébral et sensuel

Isabelle Autissier, ingénieure agronome spécialisée en halieutique, commence la course au large avec la mini-transat en 1987, puis en 1989 avec la Solitaire du Figaro. En 1991, elle fait le grand saut et se lance en pionnière dans le BOC Challenge. Première femme à réaliser le tour du monde à la voile en solitaire, elle arrivera 7ème au classement !

Pour tous les skippers, partir faire le tour du monde en solitaire est un moment de vie très fort. La navigation hauturière en solitaire est complexe et technique certes, mais nécessite surtout une grande ténacité mentale. La voile n’est pas un sport viril ou féminin, c’est un sport cérébral. On gagne beaucoup plus de temps en prenant une bonne option météo qu’en manœuvrant une voile un peu plus vite. Il est plus utile de préparer son bateau et travailler sa météo que de faire de la musculation à haute dose. C’est d’ailleurs pour compenser un manque de musculature qu’Isabelle Autissier a inventé le système de quille pivotante : moins difficile à manœuvrer, donc moins physique et plus ingénieux.

Cette aventurière des mers sollicite tous ses sens pour naviguer et a une approche très sensuelle de la mer. D’abord, c’est un élément perpétuellement mouvant, qui fait du bruit sur la coque, dans les voiles, dans la cabine. La mer a une odeur : l’iode, les algues, la terre quand on s’en approche, l’intérieur du bateau.

J’entre en mer avec mon corps tout entier. Je barre autant avec mes mains qu’avec mes fesses, je sens respirer le bateau. Je sens la direction du vent sur mon visage, je devine la renverse de la marée sur les frisures de l’eau. En mer, tout me parle : le clapot, la houle, le changement de couleur de l’eau, la forme des vagues, le sens du courant.

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©DR

Isabelle Autissier et la course au large en solitaire sans escale et sans assistance : le Vendée Globe

Le 3 novembre 1996, Isabelle s’élance dans le tour du monde à la voile en solitaire, sans escale et sans assistance, l’Everest des mers : le Vendée Globe. Le parcours de cette course, née en 1989, consiste à laisser trois caps à bâbord : Bonne Espérance au sud de l’Afrique, Leeuwin au sud de l’Australie et Horn au sud de l’Amérique. Il s’agit donc de descendre tout l’Océan Atlantique, traverser l’Océan Indien et l’Océan Pacifique, remonter à nouveau l’Atlantique jusqu’à la ligne d’arrivée aux Sables d’Olonne.

Le Vendée Globe est, à ce jour, la plus grande course à la voile autour du monde : 25 000 milles nautiques (46 300 kilomètres). Cette compétition hors du commun est d’une difficulté extrême ; les solitaires sont confrontés durant trois mois au froid glacial, aux vagues démesurées et aux tempêtes démentes qui balayent les mers Australes. Isabelle est irrésistiblement attirée vers cette conquête des océans, et a les compétences nautiques, techniques, météorologiques et mentales pour relever le défi. C’est sur « PRB », son nouveau monocoque IMOCA, un pur-sang de 60 pieds (18 mètres de long), qu’elle part pour l’une des épreuves les plus redoutables de sa vie.

Après le Cap de Bonne-Espérance, à l’entrée de l’Océan Indien, tout se gâte : PRB perd un gouvernail. Isabelle retourne à Cape Town pour réparer, elle n’a pas le choix. Mais le règlement de course est strict : l’escale et l’assistance sont disqualifiantes. Après quatre jours de réparation, elle est donc hors course, mais repart quand même, dans l’esprit du Vendée Globe. Elle reprend la mer, la houle est longue, les eaux glaciales, la mer déchaînée. Puis ce sont les fameuses houles du Pacifique qui courent sur des milliers de kilomètres… Et la glace, tellement dangereuse ; aussi belle qu’inquiétante. Les radars aident à voir les gros icebergs certes, mais pas les petits ; il y a un côté « roulette russe » à naviguer dans les mers du Sud qui est très angoissant. Courageuse et déterminée, Isabelle ira jusqu’au bout, comme toujours.

Après 110 jours de mer en solitaire, le 21 février 1997, notre guerrière finit par revenir de ce tour du monde apocalyptique ; elle coupe la ligne d’arrivée 24 heures seulement après le vainqueur. Elle est hors course, certes… mais 2e ! Il y a un monde fou sur les pontons pour l’accueillir : les gens sont venus saluer la victoire du cœur.

Lire aussi : le Vendée Globe, une course pas comme les autres

PRB, le bateau d'Isabelle Autissier au départ du Vendée Globe 1996 - Le blog du hérisson
PRB, le bateau d’Isabelle Autissier au départ du Vendée Globe 1996 ©Eric Houdas

Tempêtes et chavirages dans les mers du Sud : une navigatrice courageuse au mental d’acier

Le 2 décembre 1994, Isabelle est en tête de son 2ème BOC Challenge, dans l’Océan Indien. La tempête et la furie des éléments sont à leur paroxysme et soudain, son bateau démâte. La rage au cœur mais le mental en acier, elle met deux journées à fabriquer un gréement de fortune dans une mer déchaînée. Envoyer une balise de détresse ? On ne la déclenche qu’en cas de nécessité impérieuse, or elle ne s’estime pas en danger de mort immédiat… Alors, courageuse, elle navigue quinze jours avec son gréement meurtri jusqu’aux Îles Kerguelen, la seule terre atteignable, présence française du bout du monde, au sud-ouest de l’Australie. Elle est accueillie dans ces « îles de la désolation » par l’équipe scientifique présente sur place, qui l’aide à réparer son bateau ; Isabelle se souviendra à jamais de cet élan de solidarité.

Elle reprend la course. Et le 28 décembre, lors d’une effroyable tempête, elle est frappée par une grosse déferlante qui lui fait faire un tonneau complet. Elle est en perdition dans les quarantièmes rugissants, dans les mers du Sud. En grand danger cette fois, car le bateau est ouvert, il n’a plus de structure ni de gouvernail et peut couler très vite. Alors, cette fois, elle déclenche sa balise de détresse. Au bout de plusieurs jours, la marine australienne arrive sur place et, après une opération de sauvetage très périlleuse dans une mer en furie, récupère la navigatrice par hélitreuillage.

Lors du Vendée Globe de 1997, le skipper canadien Gerry Roufs et Isabelle Autissier naviguent dans les mêmes parages au milieu du Pacifique et sont pris dans une tempête titanesque. Un véritable ouragan. Isabelle et Gerry échangent des messages pour se réconforter. Le dernier message de Gerry fait froid dans le dos :

Les vagues ne sont plus des vagues, elles sont hautes comme les Alpes.

Quelques instants après, il ne répond plus. Isabelle s’inquiète, se déroute pour aller lui porter secours. Les vagues sont hautes de 20 mètres, le vent souffle à 90 nœuds (près de 180 km/h), les conditions sont effroyables. Après cinq chavirages, 48 heures à quadriller la zone et tenter l’impossible, la mort dans l’âme, elle abandonne les recherches et reprend sa route. On retrouvera l’épave du bateau de Gerry quelques mois plus tard, le skipper jamais.

Écouter le récit de cette tempête par Isabelle Autissier, épisode 3 du podcast « A voix nue » sur France Culture

Le 16 février 1999, alors qu’elle est en deuxième position de la troisième étape de l’Around Alone, la navigatrice chavire, à 1 900 milles nautiques à l’ouest du cap Horn. En perdition dans les cinquantièmes Hurlants, elle a déclenché sa balise de détresse. Son bateau dérive dans des creux de 10 à 12 mètres. C’est Giovanni Soldini, concurrent et ami qui viendra la secourir ; après une opération de sauvetage inouïe au milieu d’une mer démontée, Isabelle est sauvée.

C’est le deuxième chavirage de la française dans les mers du Sud ; elle a bouclé son 4e tour du monde à la voile en solitaire. Ce sera aussi sa dernière course. Après quinze années de compétition, Isabelle arrête définitivement la course au large.

Solitude au long cours : une expérience humaine fondamentale

Isabelle Autissier et la course au large, c’est aussi l’expérience de la solitude au long cours. Au fil de ses aventures et épreuves, elle a vécu pleinement ce que signifie « être seule au monde ».

Dans les mers du Sud, quinze jours sont nécessaires pour venir vous chercher. Rien à voir avec l’Atlantique, où il y a toujours un cargo à six ou sept heures de route. Là, vous prenez conscience de votre éloignement de toute présence humaine. La tension nerveuse est à son comble, car vous n’avez pas droit à l’erreur. L’angoisse se nourrit de pensées pour les autres coureurs. Nous sommes tous copains, nous appartenons à la même famille.

La solitude au cœur d’une tempête, c’est aussi penser à la mort, face à laquelle chacun est seul. C’est une expérience humaine fondamentale ; on sent que la vie peut finir, ici et maintenant.

Quand j’ai choisi ce métier, j’ai accepté ça, personne ne m’a demandé d’avoir cette vie-là. Si c’est maintenant que je dois mourir c’est maintenant. J’assume, je vais jusqu’au bout de l’histoire.

Le jour du départ d’une course, c’est la grande excitation ; puis, progressivement, jour après jour, Isabelle « entre en solitude », comme on entrerait en religion. Il lui faut plusieurs jours pour cela. Une fois qu’elle a vraiment largué les amarres dans sa tête, elle prend son rythme de solitaire : elle parle à son bateau à voix haute, elle parle au vent, aux vagues, aux oiseaux, aux étoiles. Les émotions sont des compagnes également, qui viennent peupler sa solitude mentale et physique. Quand elle passe le Cap Horn, l’Himalaya des marins, elle ne peut s’empêcher de penser à tous ceux qui sont morts en essayant de franchir ce passage si périlleux ; les marins, c’est une grande famille. D’une certaine manière, elle vit la même émotion que Christophe Colomb ou Magellan. Depuis des milliers d’années les marins naviguent sur les mêmes océans ; aujourd’hui les bateaux et les instruments de navigation sont différents certes, mais la quête est la même, l’émotion est la même. Et la mer n’a pas changé.

La vraie question en solitaire, selon Isabelle Autissier, c’est la confiance en soi, qui joue un rôle central. Elle permet de croire en ses facultés et donne la force de surmonter les difficultés, pour prendre les bonnes décisions de route, les bonnes options météo… Elle regarde l’étoile et porte en elle ses rêves, mais reste besogneuse. Oui, elle contemple la danse des vagues, les vols d’albatros et la beauté des lumières australes, mais sans lâcher son baromètre des yeux, ni cesser de surveiller ses réglages et son cap.

Isabelle vit la solitude comme une façon de se rapprocher d’elle-même. Pour elle, c’est une expérience humaine profonde et fondamentale, presque initiatique, qui permet de bâtir de grandes choses.

En mer en solitaire, ce qui vous manque le plus, c’est les autres, les gens que vous aimez et les valeurs humaines, qui du coup reviennent au top des priorités. On prend conscience qu’il faut consacrer son temps aux gens qu’on aime.

Féministe de la course au large et avocate de l’environnement : une femme engagée

Les femmes navigatrices ont longtemps été exclues du monde de la navigation. À partir des années 1970, la course au large se féminise, avec un réel coup d’accélérateur en 1990, lorsque Florence Arthaud remporte la Route du Rhum. Mais la « petite fiancée de l’Atlantique » est alors qualifiée par les médias de « vrai mec », ce qui laisse supposer que ce sont des capacités et des compétences masculines qui ont permis cet exploit. Oui la navigation hauturière a longtemps été un bastion de la virilité, car la dangerosité du milieu marin et la dimension technique de la discipline font écho à des valeurs ayant tendance à exclure les femmes. Pour preuve, seules 13 femmes ont participé au Vendée Globe depuis la première édition en 1989.

Mais, à cet égard, l’audace d’Isabelle Autissier et ses quatre tours du monde en solitaire ont fait évoluer l’accès des femmes à la course au large. Féministe, elle a montré que le courage et l’engagement sportif sont aussi des valeurs féminines. Au fil de ses escales, elle a d’ailleurs été très touchée par les nombreux témoignages de femmes qui la remerciaient de leur avoir donné confiance en elles et envie de réaliser leurs rêves. Grâce à ce féminisme constructif, les femmes d’aujourd’hui osent se lancer dans l’aventure. Alexia Barrier, Pipe Hare, Isabelle Joschke, Samantha Davis, Laura Dekker… Les skippeuses de talent ne manquent pas et la course au large au féminin a de beaux jours devant elle.

Isabelle est également engagée au service de la protection de la nature : pour celle qui s’est érigée en avocate de l’environnement, il s’agit d’une urgence absolue.

Présidente d’honneur de la branche française du WWF (Fonds mondial pour la nature) durant dix années, elle a lutté inlassablement pour sauver la biodiversité et protéger les océans. Elle croit encore au sursaut individuel et collectif, même s’il s’agit d’une véritable course de vitesse avec les dégradations de l’environnement. Elle a mis sa notoriété au service d’une cause : réconcilier l’homme avec la nature pour protéger notre terre. Et pour se ressourcer, deux à trois mois par an, Isabelle part au large pour des expéditions exploratoires et scientifiques dans les régions polaires si rudes qui la fascinent tellement.

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En bateau, quand je me retourne, mon sillage disparaît très vite, je ne laisse pas de trace, je passe sans rien abîmer, la nature se referme.

Cette amoureuse des océans est à elle seule un plaidoyer pour l’audace et l’engagement des femmes. Mais Isabelle Autissier, c’est surtout une héroïne libre et simple, une grande dame de la course au large. Éternelle admiration pour la fille du vent, l’infatigable coureuse des mers qui nous a fait rêver et aura marqué son temps.

Caroline Taisne

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